Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome16.djvu/456

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
446
PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE VI.


pagnie. Dieu n’était plus extraordinaire ni plus utile : les Russes avaient toujours fait la guerre comme nous la faisions du temps du gouvernement féodal, lorsque des seigneurs sans expérience menaient au combat des vassaux sans discipline et mal armés ; méthode barbare, suffisante contre des armées pareilles, impuissante contre des troupes régulières.

Cette compagnie, formée par le seul Pierre, fut bientôt nombreuse, et devint depuis le régiment des gardes Préobazinski. Une autre compagnie, formée sur ce modèle, devint l’autre régiment des gardes Semenouski.

Il y avait déjà un régiment de cinq mille hommes sur lequel on pouvait compter, formé par le général Gordon, Écossais, et composé presque tout entier d’étrangers. Le Fort, qui avait porté les armes peu de temps, mais qui était capable de tout, se chargea de lever un régiment de douze mille hommes, et il en vint à bout ; cinq colonels furent établis sous lui ; il se vit tout d’un coup général de cette petite armée, levée en effet contre les strélitz autant que contre les ennemis de l’État.

Ce qu’on doit remarquer[1], et ce qui confond bien l’erreur téméraire de ceux qui prétendent que la révocation de l’édit de Nantes et ses suites avaient coûté peu d’hommes à la France, c’est que le tiers de cette armée, appelée régiment, fut composé de Français réfugiés. Le Fort exerça sa nouvelle troupe comme s’il n’eût jamais eu d’autre profession.

Pierre voulut voir une de ces images de la guerre, un de ces camps dont l’usage commençait à s’introduire en temps de paix. On construisit un fort, qu’une partie de ses nouvelles troupes devait défendre, et que l’autre devait attaquer. La différence entre ce camp et les autres fut qu’au lieu de l’image d’un combat[2] on donna un combat réel, dans lequel il y eut des soldats de tués et beaucoup de blessés. Le Fort, qui commandait l’attaque, reçut une blessure considérable. Ces jeux sanglants devaient aguerrir les troupes ; cependant il fallut de longs travaux, et même de longs malheurs pour en venir à bout. Le czar mêla ces fêtes guerrières aux soins qu’il se donnait pour la marine, et comme il avait fait Le Fort général de terre sans qu’il eût encore commandé, il le fit amiral sans qu’il eût jamais conduit un vaisseau ; mais il le voyait digne de l’un et de l’autre. Il est vrai que cet amiral était sans flotte, et que ce général n’avait d’armée que son régiment.

  1. Manuscrits du général Le Fort. (Note de Voltaire.)
  2. Manuscrits du général Le Fort, (Id.)