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CHANGEMENT DANS LES MŒURS.


semblés dans une ville, il faut se communiquer avec politesse : cette communication adoucit partout les amertumes de la vie. Le czar introduisit les assemblées, en italien ridotti, mot que les gazetiers ont traduit par le terme impropre de redoute. Il fit inviter à ces assemblées les dames avec leurs filles habillées à la mode des nations méridionales de l’Europe ; il donna même des règlements pour ces petites fêtes de société. Ainsi jusqu’à la civilité de ses sujets, tout fut son ouvrage et celui du temps.

Pour mieux faire goûter ces innovations, il abolit le mot de golut, esclave, dont les Russes se servaient quand ils voulaient[1] parler aux czars, et quand ils présentaient des requêtes ; il ordonna qu’on se servît du mot de raad, qui signifie sujet. Ce changement n’ôta rien à l’obéissance, et devait concilier l’affection. Chaque mois voyait un établissement ou un changement nouveau. Il porta l’attention jusqu’à faire placer sur le chemin de Moscou à Véronise des poteaux peints qui servaient de colonnes milliaires de verste en verste, c’est-à-dire à la distance de sept cent cinquante pas, et fit construire des espèces de caravansérails de vingt verstes en vingt verstes.

En étendant ainsi ses soins sur le peuple, sur les marchands, sur les voyageurs, il voulut mettre quelque pompe dans sa cour, haïssant le faste dans sa personne, et le croyant nécessaire aux autres. Il institua l’ordre de Saint-André[2] à l’imitation de ces ordres dont toutes les cours de l’Europe sont remplies. Gollovin, successeur de Le Fort dans la dignité de grand-amiral, fut le premier chevalier de cet ordre. On regarda l’honneur d’y être admis comme une grande récompense. C’est un avertissement qu’on porte sur soi d’être respecté par le peuple ; cette marque d’honneur ne coûte rien à un souverain, et flatte l’amour-propre d’un sujet sans le rendre puissant.

Tant d’innovations utiles étaient reçues avec applaudissement de la plus saine partie de la nation, et les plaintes des partisans des anciennes mœurs étaient étouffées par les acclamations des hommes raisonnables.

Pendant que Pierre commençait cette création dans l’intérieur de ses États, une trêve avantageuse avec l’empire turc le mettait en liberté d’étendre ses frontières d’un autre côté. Mustapha II, vaincu par le prince Eugène à la bataille de Zenta, en 1697, ayant

  1. Au lieu de voulaient, les éditions, originale de 1759, in-4° de 1768, encadrée de 1775, portent pouvaient. (B.)
  2. 10 septembre 1698. On suit toujours le nouveau style. (Note de Voltaire.)