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BATAILLE DE NARVA.


contre les officiers allemands ; ils massacrent le secrétaire du duc, le colonel Lyon, et plusieurs autres. Chacun quitte son poste ; le tumulte, la confusion, la terreur panique se répand dans toute l’armée. Les troupes suédoises n’eurent alors à tuer que des hommes qui fuyaient. Les uns courent se jeter dans la rivière de Narva, et une foule de soldats y furent noyés ; les autres abandonnaient leurs armes et se mettaient à genoux devant les Suédois. Le duc de Croï, le général Allard, les officiers allemands, qui craignaient plus les Russes, soulevés contre eux, que les Suédois, vinrent se rendre au comte Stenbock ; le roi de Suède, maître de toute l’artillerie, voit trente mille vaincus à ses pieds, jetant les armes, défilant devant lui, nu-tête. Le knès Dolgorouki et tous les autres généraux moscovites se rendent à lui comme les généraux allemands ; et ce ne fut qu’après s’être rendus qu’ils apprirent qu’ils avaient été vaincus par huit mille hommes. Parmi les prisonniers se trouva le fils du roi de Géorgie, qui fut envoyé à Stockholm ; on l’appelait Mittelleski[1], czarovitz, fils de czar : ce qui est une nouvelle preuve que ce titre de czar ou tzar ne tirait point son origine des Césars romains.

Du côté de Charles XII il n’y eut guère que douze cents soldats de tués dans cette bataille. Le journal du czar, qu’on m’a envoyé de Pétersbourg, dit qu’en comptant les soldats qui périrent au siége de Narva et dans la bataille, et qui se noyèrent dans leur fuite, on ne perdit que six mille hommes. L’indiscipline et la terreur firent donc tout dans cette journée. Les prisonniers de guerre étaient quatre fois plus nombreux que les vainqueurs, et si on en croit Nordberg[2], le comte Piper, qui fut depuis prisonnier des Russes, leur reprocha qu’à cette bataille le nombre des prisonniers avait excédé huit fois celui de l’armée suédoise. Si ce fait était vrai, les Suédois auraient fait soixante-douze mille prisonniers. On voit par là combien il est rare d’être instruit des détails. Ce qui est incontestable et singulier, c’est que le roi de Suède permit à la moitié des soldats russes de s’en retourner désarmés, et à l’autre moitié de repasser la rivière avec leurs armes[3]. Cette étrange confiance rendit au czar des troupes qui enfin, étant disciplinées, devinrent redoutables[4].

  1. Dans L’Histoire de Charles XII, livre II, page 177, Voltaire l’appelle Artchelou.
  2. Page 439, tome Ier, édition in-4o, à La Haye. (Note de Voltaire.)
  3. Voyez une note à ce sujet dans l’Histoire de Charles XII, livre II, page 176.
  4. Le chapelain Nordberg prétend qu’après la bataille de Narva, le Grand Turc écrivit aussitôt une lettre de félicitation au roi de Suède en ces termes : « Le sultan bassa, par la grâce de Dieu, au roi Charles XII, etc. » La lettre est datée de l’ère de la création du monde. (Note de Voltaire.)