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CONDAMNATION D’ALEXIS PÉTROVITZ.


qu’elle ne pouvait venir que d’une telle source, qu’on dit être assez usitée en Moscovie. »

Ces accusations, consignées dans les Mémoires de Lamberti, se répandirent dans toute l’Europe. Il reste encore un grand nombre d’imprimés et de manuscrits qui pourraient faire passer ces opinions à la dernière postérité.

Je crois qu’il est de mon devoir de dire ici ce qui est parvenu à ma connaissance. Je certifie d’abord que celui qui dit à Lamberti l’étrange anecdote qu’il rapporte était, à la vérité, né en Russie, mais non d’une famille du pays ; qu’il ne résidait point dans cet empire au temps de la catastrophe du czarovitz ; il en était absent depuis plusieurs années. Je l’ai connu autrefois ; il avait vu Lamberti dans la petite ville de Nyon, où cet écrivain était retiré, et où j’ai été souvent. Ce même homme m’a avoué qu’il n’avait parlé à Lamberti que des bruits qui couraient alors.

Qu’on voie, par cet exemple, combien il était plus aisé autrefois à un seul homme d’en flétrir un autre dans la mémoire des nations lorsque, avant l’imprimerie, les histoires manuscrites, conservées dans peu de mains, n’étaient ni exposées au grand jour, ni contredites par les contemporains, ni à la portée de la critique universelle, comme elles sont aujourd’hui. Il suffisait d’une ligne dans Tacite ou dans Suétone, et même dans les auteurs des légendes, pour rendre un prince odieux au monde, et pour perpétuer son opprobre de siècle en siècle.

Comment se serait-il pu faire que le czar eût tranché de sa main la tête de son fils, à qui on donna l’extrême-onction en présence de toute la cour ? était-il sans tête quand on répandit l’huile sur sa tête même ? en quel temps put-on recoudre cette tête à son corps ? le prince ne fut pas laissé seul un moment depuis la lecture de son arrêt jusqu’à sa mort.

Cette anecdote, que son père se servit du fer, détruit celle qu’il se servit du poison. Il est vrai qu’il est très-rare qu’un jeune homme expire d’une révolution subite causée par la lecture d’un arrêt de mort, et surtout d’un arrêt auquel il s’attendait ; mais enfin les médecins avouent que la chose est possible.

Si le czar avait empoisonné son fils, comme tant d’écrivains l’ont débité, il perdait par là le fruit de tout ce qu’il avait fait pendant le cours de ce procès fatal pour convaincre l’Europe du droit qu’il avait de le punir : tous les motifs de la condamnation devenaient suspects, et le czar se condamnait lui-même ; s’il eût voulu la mort d’Alexis, il eût fait exécuter l’arrêt ; n’en était-il pas le maître absolu ? un homme prudent, un monarque sur qui la