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ANA, ANECDOTES.

teurs. Il crut que la nation française était composée de ces deux espèces, dont l’une dansait, tandis que l’autre fouettait l’espèce dansante.

Enfin au bout de deux ans le ministère changea ; on nomma un nouveau lieutenant de police. Ce magistrat commença son administration par aller visiter les prisons. Il vit les fous de Charenton. Après qu’il se fut entretenu avec eux, il demanda s’il ne restait plus personne à voir. On lui dit qu’il y avait encore un pauvre malheureux, mais qu’il parlait une langue que personne n’entendait.

Un jésuite qui accompagnait le magistrat dit que c’était la folie de cet homme de ne jamais répondre en français, qu’on n’en tirerait rien, et qu’il conseillait qu’on ne se donnât pas la peine de le faire venir.

Le ministre insista. Le malheureux fut amené ; il se jeta aux genoux du lieutenant de police, qui envoya chercher les interprètes du roi pour l’interroger ; on lui parla espagnol, latin, grec, anglais ; il disait toujours Kanton, Kanton. Le jésuite assura qu’il était possédé.

Le magistrat, qui avait entendu dire autrefois qu’il y a une province de la Chine appelée Kanton, s’imagina que cet homme en était peut-être. On fit venir un interprète des missions étrangères, qui écorchait le chinois : tout fut reconnu ; le magistrat ne sut que faire, et le jésuite que dire. M. le duc de Bourbon était alors premier ministre ; on lui conta la chose ; il fit donner de l’argent et des habits au Chinois, et on le renvoya dans son pays, d’où l’on ne croit pas que beaucoup de lettrés viennent jamais nous voir.

Il eût été plus politique de le garder et de le bien traiter, que de l’envoyer donner à la Chine la plus mauvaise opinion de la France.


AUTRE ANECDOTE SUR UN JÉSUITE CHINOIS.


Les jésuites de France, missionnaires secrets à la Chine, dérobèrent, il y a environ trente ans, un enfant de Kanton à ses parents, le menèrent à Paris, et l’élevèrent dans leur couvent de la rue Saint-Antoine. Cet enfant se fit jésuite à l’àge de quinze ans, et resta encore dix ans en France. Il sait parfaitement le français et le chinois, et il est assez savant. M. Bertin, contrôleur général et depuis secrétaire d’État, le renvoya à la Chine, en 1763, après l’abolissement des jésuites.