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ANCIENS ET MODERNES.

qu’il est opposé au costume : vous deviez alors laisser voir des pleurs qui coulent, et que le héros veut cacher ; vous deviez exprimer dans ses muscles les convulsions d’une douleur qu’il veut surmonter ; vous deviez peindre dans cette attitude la majesté et le désespoir. Vous êtes Grec, et Rubens est Belge ; mais le Belge l’emporte. »

D’UN PASSAGE D’HOMÈRE.

Un Florentin, homme de lettres, d’un esprit juste et d’un goût cultivé, se trouva un jour dans la bibliothèque de milord Chesterfield avec un professeur d’Oxford et un Écossais qui vantait le poëme de Fingal, composé, disait-il, dans la langue du pays de Galles, laquelle est encore en partie celle des Bas-Bretons. » Que l’antiquité est belle ! s’écriait-il ; le poëme de Fingal a passé de bouche en bouche jusqu’à nous depuis près de deux mille ans, sans avoir été jamais altéré ; tant les beautés véritables ont de force sur l’esprit des hommes ! » Alors il lut à l’assemblée ce commencement de Fingal.

« Cuchulin était assis près de la muraille de Tura sous l’arbre de la feuille agitée ; sa pique reposait contre un rocher couvert de mousse, son bouclier était à ses pieds sur l’herbe. Il occupait sa mémoire du souvenir du grand Carbar, héros tué par lui à la guerre. Moran, né de Fitilh, Moran, sentinelle de l’Océan, se présenta devant lui.

« Lève-toi, lui dit-il, lève-toi, Cuchulin ; je vois les vaisseaux de Suaran, les ennemis sont nombreux, plus d’un héros s’avance sur les vagues noires de la mer.

« Cuchulin aux yeux bleus lui répliqua : « Moran, fils de Fitilh, tu trembles toujours, tes craintes multiplient le nombre des ennemis. Peut-être est-ce le roi des montagnes désertes qui vient à mon secours dans les plaines d’Ullin. — Non, dit Moran, c’est Suaran lui-même ; il est aussi haut qu’un rocher de glace : j’ai vu sa lance, elle est comme un haut sapin ébranché par les vents ; son bouclier est comme la lune qui se lève ; il était assis au rivage sur un rocher, il ressemblait à un nuage qui couvre une montagne, etc. »

— Ah : voilà le véritable style d’Homère, dit alors le professeur d’Oxford ; mais ce qui m’en plaît davantage, c’est que j’y vois la sublime éloquence hébraïque. Je crois lire les passages de ces beaux cantiques.