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ARGENT.

Les Vénitiens ne vendaient rien de tout cela ; mais ils faisaient le commerce de tout l’Occident par Alexandrie ; on n’avait que par eux du poivre et de la cannelle. L’argent qui n’allait pas à la daterie venait à eux, un peu aux Toscans et aux Génois. Tous les autres royaumes étaient si pauvres en argent comptant que Charles VIII fut obligé d’emprunter les pierreries de la duchesse de Savoie, et de les mettre en gage, pour aller conquérir Naples, qu’il perdit bientôt. Les Vénitiens soudoyèrent des armées plus fortes que la sienne. Un noble Vénitien avait plus d’or dans son coffre, et plus de vaisselle d’argent sur sa table, que l’empereur Maximilien surnommé Pochi danari.

Les choses changèrent quand les Portugais allèrent trafiquer aux Indes en conquérants, et que les Espagnols eurent subjugué le Mexique et le Pérou avec six ou sept cents hommes. On sait qu’alors le commerce de Venise, celui des autres villes d’Italie, tout tomba. Philippe II, maître de l’Espagne, du Portugal, des Pays-Bas, des Deux-Siciles, du Milanais, de quinze cents lieues de côtes dans l’Asie, et des mines d’or et d’argent dans l’Amérique, fut le seul riche, et par conséquent le seul puissant en Europe. Les espions qu’il avait gagnés en France baisaient à genoux les doublons catholiques ; et le petit nombre d’angelots et de carolus qui circulaient en France n’avaient pas un grand crédit. On prétend que l’Amérique et l’Asie lui valurent à peu près dix millions de ducats de revenu. Il eût en effet acheté l’Europe avec son argent, sans le fer de Henri IV et les flottes de la reine Élisabeth.

Le Dictionnaire encyclopédique, à l’article Argent, cite l’Esprit des lois, dans lequel il est dit[1] :« J’ai ouï déplorer plusieurs fois l’aveuglement du conseil de François Ier, qui rebuta Christophe Colomb qui lui proposait les Indes ; en vérité, on fit peut-être par imprudence une chose bien sage.

Nous voyons, par l’énorme puissance de Philippe, que le conseil prétendu de François Ier n’aurait pas fait une chose si sage. Mais contentons-nous de remarquer que François Ier n’était pas né quand on prétend qu’il refusa les offres de Christophe Colomb ; ce Génois aborda en Amérique en l492, et François Ier naquit en 1494, et ne parvint au trône qu’en 1515.

Comparons ici le revenu de Henri III, de Henri IV et de la reine Élisabeth, avec celui de Philippe II : le subside ordinaire d’Élisabeth n’était que de cent mille livres sterling ; et

  1. Livre XXI, chapitre xxii.