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BIEN ET MAL, PHYSIQUE ET MORAL.

êtres nécessaires, tous deux suprêmes, tous deux infinis, tous deux également puissants, tous deux s’étant fait la guerre, et s’accordant enfin pour verser sur cette petite planète, l’un tous les trésors de sa bénéficence, et l’autre tout l’abîme de sa malice. » En vain, par cette hypothèse, expliquent-ils la cause du bien et du mal ; la fable de Prométhée l’explique encore mieux, mais toute hypothèse qui ne sert qu’à rendre raison des choses, et qui n’est pas d’ailleurs fondée sur des principes certains, doit être rejetée.

Les docteurs chrétiens (en faisant abstraction de la révélation qui fait tout croire) n’expliquent pas mieux l’origine du bien et du mal que les sectateurs de Zoroastre.

Dès qu’ils disent : Dieu est un père tendre, Dieu est un roi juste ; dès qu’ils ajoutent l’idée de l’infini à cet amour, à cette bonté, à cette justice humaine qu’ils connaissent, ils tombent bientôt dans la plus horrible des contradictions. Comment ce souverain, qui a la plénitude infinie de cette justice que nous connaissons ; comment un père qui a une tendresse infinie pour ses enfants ; comment cet être, infiniment puissant, a-t-il pu former des créatures à son image pour les faire l’instant d’après tenter par un être malin, pour les faire succomber, pour faire mourir ceux qu’il avait créés immortels, pour inonder leur postérité de malheurs et de crimes ? On ne parle pas ici d’une contradiction qui paraît encore bien plus révoltante à notre faible raison. Comment Dieu, rachetant ensuite le genre humain par la mort de son fils unique, ou plutôt, comment Dieu lui-même, fait homme et mourant pour les hommes, livre-t-il à l’horreur des tortures éternelles presque tout ce genre humain pour lequel il est mort ? Certes, à ne regarder ce système qu’en philosophe (sans le secours de la foi), il est monstrueux, il est abominable. Il fait de Dieu ou la malice même, et la malice infinie, qui a fait des êtres pensants pour les rendre éternellement malheureux, ou l’impuissance et l’imbécillité même, qui n’a pu ni prévoir ni empêcher les malheurs de ses créatures. Mais il n’est pas question dans cet article du malheur éternel ; il ne s’agit que des biens et des maux que nous éprouvons dans cette vie. Aucun des docteurs de tant d’Églises qui se combattent tous sur cet article n’a pu persuader aucun sage.

On ne conçoit pas comment Bayle, qui maniait avec tant de force et de finesse les armes de la dialectique, s’est contenté de faire argumenter[1] un manichéen, un calviniste, un moliniste,

  1. Voyez dans Bayle les articles Manichéens, Marcionites, Pauliciens. (Note de Voltaire.)