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ESPRIT.

pace sensorium de Dieu, l’organe intérieur de Dieu ! je m’y perds, et lui aussi. Il crut, au rapport de Locke[1], qu’on pouvait expliquer la création en supposant que Dieu, par un acte de sa volonté et de son pouvoir, avait rendu l’espace impénétrable. Il est triste qu’un génie tel que Newton ait dit des choses si inintelligibles.


ESPRIT.


SECTION PREMIÈRE[2].


On consultait un homme qui avait quelque connaissance du cœur humain sur une tragédie qu’on devait représenter : il répondit qu’il y avait tant d’esprit dans cette pièce qu’il doutait de son succès. Quoi ! dira-t-on, est-ce là un défaut, dans un temps où tout le monde veut avoir de l’esprit, où l’on n’écrit que pour montrer qu’on en a, où le public applaudit même aux pensées les plus fausses quand elles sont brillantes ? Oui, sans doute, on applaudira le premier jour, et on s’ennuiera le second.

Ce qu’on appelle esprit est tantôt une comparaison nouvelle, tantôt une allusion fine : ici l’abus d’un mot qu’on présente dans un sens, et qu’on laisse entendre dans un autre ; là un rapport délicat entre deux idées peu communes ; c’est une métaphore singulière ; c’est une recherche de ce qu’un objet ne présente pas d’abord, mais de ce qui est en effet dans lui ; c’est l’art ou de réunir deux choses éloignées, ou de diviser deux choses qui paraissent se joindre, ou de les opposer l’une à l’autre ; c’est celui de ne dire qu’à moitié sa pensée pour la laisser deviner. Enfin, je vous parlerais de toutes les différentes façons de montrer de l’esprit si j’en avais davantage ; mais tous ces brillants (et je ne parle pas des faux brillants) ne conviennent point ou conviennent fort rarement à un ouvrage sérieux et qui doit intéresser. La raison en est qu’alors c’est l’auteur qui paraît, et que le public ne veut voir que le héros. Or ce héros est toujours ou dans la passion ou en danger. Le danger et les passions ne cherchent point l’esprit. Priam et Hécube ne font point d’épigrammes quand leurs enfants sont égorgés dans

  1. Cette anecdote est rapportée par le traducteur de l’Essai sur l’entendement humain, tome IV, page 175. (Note de Voltaire.) — Le traducteur de Locke est Coste.
  2. Le morceau qui forme cette première section avait paru dès 1744, à la suite d’une édition de Mérope, et sous le titre de Lettre sur l’esprit ; l’auteur y a fait depuis des additions et des suppressions. (B.)