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ESPRIT.

Ce n’est pas ce qu’on appelle esprit, c’est le sublime et le simple qui font la vraie beauté.

Que, dans Rodogune, Antiochus dise de sa maîtresse, qui le quitte après lui avoir indignement proposé de tuer sa mère :

Elle fuit, mais en Parthe, en nous perçant le cœur[1].

Antiochus a de l’esprit : c’est faire une épigramme contre Rodogune ; c’est comparer ingénieusement les dernières paroles qu’elle dit en s’en allant aux flèches que les Parthes lançaient en fuyant ; mais ce n’est point parce que sa maîtresse s’en va que la proposition de tuer sa mère est révoltante ; qu’elle sorte, ou qu’elle demeure, Antiochus a également le cœur percé. L’épigramme est donc fausse, et si Rodogune ne sortait pas, cette mauvaise épigramme ne pouvait plus trouver place.

Je choisis exprès ces exemples dans les meilleurs auteurs, afin qu’ils soient plus frappants. Je ne relève pas dans eux les pointes et les jeux de mots dont on sent le faux aisément : il n’y a personne qui ne rie quand, dans la tragédie de la Toison d’or, Hypsipyle dit à Médée (III, iv), en faisant allusion à ses sortiléges:

Je n’ai que des attraits, et vous avez des charmes.

Corneille trouva le théâtre et tous les genres de littérature infectés de ces puérilités, qu’il se permit rarement. Je ne veux parler ici que de ces traits d’esprit qui seraient admis ailleurs, et que le genre sérieux réprouve. On pourrait appliquer à leurs auteurs ce mot de Plutarque, traduit avec cette heureuse naïveté d’Amyot : « Tu tiens sans propos beaucoup de bons propos[2]. »

Il me revient dans la mémoire un des traits brillants que j’ai vu citer comme un modèle dans beaucoup d’ouvrages de goût, et même dans le Traité des Études de feu M. Rollin. Ce morceau est tiré de la belle oraison funèbre du grand Turenne, composée par Fléchier. Il est vrai que dans cette oraison Fléchier égala presque le sublime Bossuet, que j’ai appelé et que j’appelle encore le seul homme éloquent parmi tant d’écrivains élégants[3] ; mais il me

  1. Rodogune, III, v.
  2. La traduction d’Amyot porte : « Tu dis ce qu’il faut ailleurs qu’il ne faut. » Voyez sa traduction des Apophthegmes des Lacédémoniens (Léon, fils d’Eurycratidas).
  3. Dans une édition du Temple du Goût, Amsterdam, Jacques Desbordes, 1733, in-8o, on lit : « Bossuet, le seul Français véritablement éloquent entre tant de bons écrivains en prose qui, pour la plupart, ne sont qu’élégants, Bossuet voulait bien retrancher quelques familiarités, etc. » Cette variante n’a pas encore été recueillie (avril 1829). (B.)