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HISTOIRE.

[1]L’appât d’un vil gain, joint à l’insolence des mœurs abjectes, furent les seuls motifs qui engagèrent ce réfugié languedocien protestant, nommé Langlevieux, dit La Beaumelle, à tenter la plus infâme manœuvre qui ait jamais déshonoré la littérature. Il vend pour dix-sept louis d’or au libraire Esslinger de Francfort, en 1753, l’Histoire du siècle de Louis XIV, qui ne lui appartient point[2] ; et, soit pour s’en faire croire le propriétaire, soit pour gagner son argent, il la charge de notes abominables contre Louis XIV, contre son fils, contre le duc de Bourgogne, son petit-fils, qu’il traite sans façon de perfide et de traître envers son grand-père et la France. Il vomit contre le duc d’Orléans régent les calomnies les plus horribles et les plus absurdes ; personne n’est épargné, et cependant il n’a jamais connu personne. Il débite sur les maréchaux de Villars, de Villeroi, sur les ministres, sur les femmes, des historiettes ramassées dans des cabarets ; et il parle des plus grands princes comme de ses justiciables. Il s’exprime en juge des rois : « Donnez-moi, dit-il, un Stuart, et je le fais roi d’Angleterre. »

Cet excès de ridicule dans un inconnu n’a pas été relevé : il eût été sévèrement puni dans un homme dont les paroles auraient eu quelque poids. Mais il faut remarquer que souvent ces ouvrages de ténèbres ont du cours dans l’Europe ; ils se vendent aux foires de Francfort et de Leipsick ; tout le Nord en est inondé. Les étrangers qui ne sont pas instruits croient puiser dans ces libelles les connaissances de l’histoire moderne. Les auteurs allemands ne sont pas toujours en garde contre ces Mémoires, ils s’en servent comme de matériaux : c’est ce qui est arrivé aux Mémoires de Pontis, de Montbrun, de Rochefort, de Vordac ; à tous ces prétendus Testaments politiques des ministres d’État, composés par des faussaires ; à la Dîme royale de Bois-Guillebert, impudemment donnée sous le nom du maréchal de Vauban ; et à tant de compilations d’ana et d’anecdotes.

L’histoire est quelquefois encore plus maltraitée en Angleterre. Comme il y a toujours deux partis assez violents qui s’acharnent l’un contre l’autre jusqu’à ce que le danger commun les réunisse, les écrivains d’une faction condamnent tout ce que les autres approuvent. Le même homme est représenté comme un Caton et comme un Catilina. Comment démêler le vrai entre l’adulation

  1. Les cinq alinéas qui suivent n’étaient pas dans l’Encyclopédie en 1765 ; ils furent ajoutés en 1771. (B.)
  2. Voyez, sur le même sujet, dans les Mélanges, année 1753, la première partie du Supplément au Siècle de Louis XIV, et, année 1767, la dix-septième des Honnêtetés littéraires.