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LETTRE XI.

petite vérole à leurs enfants pour les empêcher de l’avoir ; des enragés, parce qu’ils communiquent de gaieté de cœur à ces enfants une maladie certaine et affreuse, dans la vue de prévenir un mal incertain. Les Anglais, de leur côté, disent : Les autres Européans sont des lâches et des dénaturés : ils sont lâches, en ce qu’ils craignent de faire un peu de mal à leurs enfants ; dénaturés, en ce qu’ils les exposent à mourir un jour de la petite vérole. Pour juger laquelle des deux nations a raison[1], voici l’histoire de cette fameuse insertion dont on parle[2] en France avec tant d’effroi.

Les femmes de Circassie sont, de temps immémorial, dans l’usage de donner la petite vérole à leurs enfants même à l’âge de six mois, en leur faisant une incision au bras, et en insérant dans cette incision une pustule qu’elles ont soigneusement enlevée du corps d’un autre enfant. Cette pustule fait, dans le bras où elle est insinuée, l’effet du levain dans un morceau de pâte ; elle y fermente, et répand dans la masse du sang les qualités dont elle est empreinte. Les boutons de l’enfant à qui l’on a donné cette petite vérole artificielle servent à porter la même maladie à d’autres. C’est une circulation presque continuelle en Circassie ; et quand malheureusement il n’y a point de petite vérole dans le pays, on est aussi embarrassé qu’on l’est ailleurs dans une mauvaise année.

Ce qui a introduit en Circassie cette coutume, qui paraît si étrange à d’autres peuples, est pourtant une cause commune[3] à tous les peuples de la terre : c’est la tendresse maternelle et l’intérêt. Les Circassiens sont pauvres, et leurs filles sont belles ; aussi ce sont elles dont ils font le plus de trafic. Ils fournissent de beautés les harems du Grand Seigneur, du sophi de Perse, et de ceux qui sont assez riches pour acheter et pour entretenir cette marchandise précieuse. Ils élèvent ces filles en tout bien et en tout honneur à caresser les hommes, à former des danses pleines de lasciveté et de mollesse, à rallumer, par tous les artifices les plus voluptueux, le goût des maîtres très-dédaigneux à qui elles sont destinées. Ces pauvres créatures répètent tous les jours leur leçon avec leur mère, comme nos petites filles répètent leur catéchisme sans y

    de l’insertion de la petite vérole ou variole, comme il fut le premier qui écrivit sur la gravitation. (Note de Voltaire). — Cette note est de 1775. Fréron, Année littéraire, 1769, IV, 183, dit qu’avant Voltaire, dont il trouve le petit article assez curieux, La Coste avait, dès 1723, parlé de l’inoculation. L’opuscule de La Coste est intitulé Lettre sur l’inoculation de la petite vérole, comme elle se pratique en Turquie et en Angleterre, par M. de La Coste, 1723, in-12.

  1. 1734. « A raison dans cette dispute. »
  2. 1734. « Dont on parle hors d’Angleterre avec tant d’effroi. »
  3. 1734. « À toute la terre. »