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LETTRE XIV.

par un mauvais régime, au milieu de quelques savants, ses ennemis, et entre les mains d’un médecin qui le haïssait,

La carrière du chevalier Newton a été tout différente : il a vécu près de quatre-vingt-cinq ans, toujours tranquille, heureux, et honoré dans sa patrie. Son grand bonheur a été non-seulement d’être né dans un pays libre, mais dans un temps où, les impertinences scolastiques étant bannies, la raison seule était cultivée : le monde ne pouvait être que son écolier, et non son ennemi.

Une opposition singulière dans laquelle il se trouve avec Descartes, c’est que, dans le cours d’une si longue vie, il n’a eu ni passion ni faiblesse. Il n’a jamais approché d’aucune femme : c’est ce qui m’a été confirmé par le médecin et le chirurgien entre les bras de qui il est mort[1]. On peut admirer en cela Newton, mais il ne faut pas blâmer Descartes.

L’opinion publique en Angleterre sur ces deux philosophes est que le premier était un rêveur, et que l’autre était un sage.

Très-peu de personnes à Londres lisent Descartes, dont effectivement les ouvrages sont devenus inutiles ; très-peu lisent aussi Newton, parce qu’il faut être fort savant pour le comprendre. Cependant tout le monde parle d’eux ; on n’accorde rien au Français, et on donne tout à l’Anglais. Quelques gens croient que si l’on ne s’en tient plus à l’horreur du vide, si l’on sait que l’air est pesant, si l’on se sert de lunettes d’approche, on en a l’obligation à Newton. Il est ici l’Hercule de la fable à qui les ignorants attribuaient tous les faits des autres héros.

Dans une critique qu’on a faite à Londres du discours de M. de Fontenelle, on a osé avancer que Descartes n’était pas un grand géomètre. Ceux qui parlent ainsi peuvent se reprocher de battre leur nourrice ; Descartes a fait un aussi grand chemin du point où il a trouvé la géométrie jusqu’au point où il l’a poussée que Newton en a fait après lui : il est le premier qui[2] ait enseigné la manière de donner les équations algébriques des courbes. Sa géométrie, grâce à lui, devenue aujourd’hui commune, était de son temps si profonde qu’aucun professeur n’osa entreprendre

  1. Cela prouve que le médecin de Newton n’était pas aussi bon physicien que lui. Il n’existe, pour les hommes, aucun signe certain de virginité ; et un homme qui meurt à quatre-vingt-cinq ans, dont l’âme a été modérée, et qui a mené une vie retirée et paisible, peut avoir eu des faiblesses sans qu’il reste de témoins. D’ailleurs, quand Newton n’aurait jamais connu ce genre de plaisir, quel bien en résulterait-il pour le genre humain ? (K.)
  2. 1734. « Qui ait trouvé la manière. »