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LETTRE XXII.

nos foyers ; ou va prendre ce feu chez son voisin, on l’allume chez soi, on le communique à d’autres, et il appartient à tous[1].

Vous pouvez plus aisément vous former quelque idée de M. Pope : c’est[2], je crois, le poëte le plus élégant, le plus correct, et, ce qui est encore beaucoup, le plus harmonieux qu’ait eu l’Angleterre. Il a réduit les sifflements aigres de la trompette anglaise aux sons doux de la flûte. On peut le traduire, parce qu’il est extrêmement clair, et que ses sujets, pour la plupart, sont généraux et du ressort de toutes les nations.

On connaîtra bientôt[3] en France son Essai sur la Critique, par la traduction en vers qu’en fait M. l’abbé du Resnel.

Voici un morceau de son poëme de la Boucle de Cheveux[4], que je viens de traduire avec ma liberté ordinaire : car, encore une fois, je ne sais rien de pis que de traduire un poëte mot pour mot.

Umbriel à l’instant, vieux gnome rechigné,
Va, d’une aile pesante et d’un air renfrogné,
Chercher, en murmurant, la caverne profonde
Où, loin des doux rayons que répand l’œil du monde,
La déesse aux vapeurs a choisi son séjour.
Les tristes aquilons y sifflent à l’entour.
Et le souffle malsain de leur aride haleine
Y porte aux environs la fièvre et la migraine.
Sur un riche sofa, derrière un paravent,
Loin des flambeaux, du bruit, des parleurs, et du vent,
La quinteuse déesse incessamment repose,
Le cœur gros de chagrins, sans en savoir la cause,
N’ayant pensé jamais, l’esprit toujours troublé,
L’œil chargé, le teint pâle, et l’hypocondre enflé.
La médisante Envie est assise auprès d’elle,
Vieux spectre féminin, décrépite pucelle,
Avec un air dévot déchirant son prochain,
Et chansonnant les sens l’Évangile à la main.

  1. C’est ici que finissait, dans le Dictionnaire philosophique des éditions de Kehl, l’article intitulé De Prior, etc.
  2. La partie de cette lettre qui, ainsi qu’il a été dit, page 168, forme, dans les éditions de Kehl, l’article Pope du Dictionnaire philosophique, commence par ces mots : « C’est, je crois, le poëte, etc. »
  3. La traduction de l’Essai sur la Critique n’était pas encore imprimée quand Voltaire écrivit cette xiie lettre ; mais elle a été publiée en 1730, et avant les Lettres philosophiques. Voltaire, au reste, dans sa lettre à Thibouville, du 2 février 1769, avoue avoir fait la moitié des vers de du Resnel. (B.)
  4. Marmontel a donné une traduction complète, en vers français, de la Boucle de cheveux enlevée, poëme héroï-comique, 1746, in-8o.