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CHAPITRE IV.

toucher, ne pourrait douter de l’existence des choses qui lui feraient éprouver de la dureté, et cela parce qu’il n’est point de l’essence de la matière qu’un corps soit coloré ou sonore, mais qu’il soit étendu et impénétrable. Mais que répondront les sceptiques outrés à ces deux questions-ci :

1° S’il n’y a point d’objets extérieurs, et si mon imagination fait tout, pourquoi suis-je brûlé en touchant du feu, et ne suis-je point brûlé quand, dans un rêve, je crois toucher du feu ?

2° Quand j’écris mes idées sur ce papier, et qu’un autre homme vient me lire ce que j’écris, comment puis-je entendre les propres paroles que j’ai écrites et pensées, si cet autre homme ne me les lit pas effectivement ? Comment puis-je même les retrouver, si elles n’y sont pas ? Enfin, quelque effort que je fasse pour douter, je suis plus convaincu de l’existence des corps que je ne le suis de plusieurs vérités géométriques. Ceci paraîtra étonnant, mais je n’y puis que faire ; j’ai beau manquer de démonstrations géométriques pour prouver que j’ai un père et une mère, et j’ai beau m’avoir démontré, c’est-à-dire n’avoir pu répondre à l’argument qui me prouve qu’une infinité de lignes courbes peuvent passer entre un cercle et sa tangente, je sens bien que si un être tout-puissant me venait dire de ces deux propositions : Il y a des corps, et une infinité de courbes passent entre le cercle et sa tangente, il y a une proposition qui est fausse, devinez laquelle ? je devinerais que c’est la dernière : car sachant bien que j’ai ignoré longtemps cette proposition, que j’ai eu besoin d’une attention suivie pour en entendre la démonstration, que j’ai cru y trouver des difficultés, qu’enfin les vérités géométriques n’ont de réalité que dans mon esprit, je pourrais soupçonner que mon esprit s’est trompé.

Quoi qu’il en soit, comme mon principal but est ici d’examiner l’homme sociable, et que je ne puis être sociable s’il n’y a une société, et par conséquent des objets hors de nous, les pyrrhoniens me permettront de commencer par croire fermement qu’il y a des corps, sans quoi il faudrait que je refusasse l’existence à ces messieurs[1].

  1. Voyez l’article Existence, par le chevalier de Jaucourt, dans l’Encyclopédie : c’est le seul ouvrage où cette question de l’existence des corps ait été jusqu’ici bien traitée, et elle y est complètement résolue. (K.)