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DE M.  PASCAL.

qui apprend aux hommes la chute de la nature humaine ; c’est la foi seule, à laquelle il faut avoir recours.


IV. Suivons nos mouvements, observons-nous nous-mêmes, et voyons si nous n’y trouverons pas les caractères vivants de ces deux natures.

Tant de contradictions se trouveraient-elles dans un sujet simple ?

Cette duplicité de l’homme est si visible qu’il y en a qui ont pensé que nous avions deux âmes : un sujet simple leur paraissant incapable de telles et si soudaines variétés, d’une présomption démesurée à un horrible abattement de cœur.

Cette pensée est prise entièrement de Montaigne, ainsi que beaucoup d’autres ; elle se trouve au chapitre De l’Inconstance de nos actions[1]. Mais le sage Montaigne s’explique en homme qui doute.

Nos diverses volontés ne sont point des contradictions de la nature, et l’homme n’est point un sujet simple. Il est composé d’un nombre innombrable d’organes : si un seul de ces organes est un peu altéré, il est nécessaire qu’il change toutes les impressions du cerveau, et que l’animal ait de nouvelles pensées et de nouvelles volontés. Il est très-vrai que nous sommes tantôt abattus de tristesse, tantôt enflés de présomption : et cela doit être quand nous nous trouvons dans des situations opposées. Un animal que son maître caresse et nourrit, et un autre qu’on égorge lentement et avec adresse pour en faire une dissection, éprouvent des sensations bien contraires : ainsi faisons-nous ; et les différences qui sont en nous sont si peu contradictoires qu’il serait contradictoire qu’elles n’existassent pas. Les fous qui ont dit que nous avions deux âmes pouvaient, par la même raison, nous en donner trente ou quarante : car un homme dans une grande passion a souvent trente ou quarante idées différentes de la même chose, et doit nécessairement les avoir selon que cet objet lui paraît sous différentes faces.

Cette prétendue duplicité de l’homme est une idée aussi absurde que métaphysique : j’aimerais autant dire que le chien, qui mord et qui caresse, est double ; que la poule, qui a tant de soin de ses petits, et qui ensuite les abandonne jusqu’à les méconnaître, est double ; que la glace, qui représente à la fois des objets différents, est double ; que l’arbre, qui est tantôt chargé, tantôt dépouillé de feuilles, est double. J’avoue que l’homme est inconcevable en un sens ; mais tout le reste de la nature l’est

  1. Essais, livre II, chapitre Ier.