Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome22.djvu/50

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
32
REMARQUES SUR LES PENSÉES

aussi, et il n’y a pas plus de contradictions apparentes dans l’homme que dans tout le reste.


V. Ne point parier que Dieu est, c’est parier qu’il n’est pas. Lequel prendrez-vous donc[1] ?… pesons le gain et la perte : en prenant le parti de croire que Dieu est, si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Pariez donc qu’il est, sans hésiter. — Oui, il faut gager ; mais je gage peut-être trop. — Voyons, puisqu’il y a pareil hasard de gain et de perte, quand vous n’auriez que deux vies à gagner pour une, vous pourriez encore gager[2].


Il est évidemment faux de dire : Ne point parier que Dieu est, c’est parier qu’il n’est pas ; car celui qui doute et demande à s’éclaircir ne parie assurément ni pour ni contre. D’ailleurs, cet article paraît un peu indécent et puéril ; cette idée de jeu, de perte et de gain, ne convient point à la gravité du sujet ; de plus, l’intérêt que j’ai à croire une chose n’est pas une preuve de l’existence de cette chose. Vous me promettez l’empire du monde si je crois que vous avez raison : je souhaite alors, de tout mon

  1. Pascal a écrit : « Le juste est de ne point parier… Oui, mais il faut parier ; cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué. Lequel prendrez-vous donc ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu’il est sans hésiter. — Cela est admirable : oui, il faut gager, mais je gage peut-être trop. — Voyons. Puisqu’il y a pareil hasard de gain et de perte, si vous n’aviez qu’à gagner deux vies pour une vous pourriez encore gager. »
  2. Pascal est un des inventeurs du calcul des probabilités ; mais il abuse ici des principes de ce calcul. Si vous proposez de parier pour croix ou pour pile, en me promettant un écu si je gagne en pariant pour pile, et cent mille écus si je gagne en pariant pour croix, je parierai pour croix ; mais je ne croirai point pour cela que croix soit plus probable que pile.

    Si l’on se bornait à dire : « Conduisez-vous selon les règles de la morale, que votre raison et votre conscience vous prescrivent ; il y a beaucoup à parier que vous en serez plus heureux ; et si vous y perdez quelques plaisirs, songez aux risques auxquels vous vous exposeriez si ceux qui croient qu’il existe un Dieu vengeur du crime avaient raison » ; ce discours serait très-philosophique et très-raisonnable ; mais il suppose que la croyance n’est pas nécessaire pour être à l’abri de la punition. Tout homme qui professe une religion où la foi est nécessaire ne peut se servir de l’argument de Pascal.

    Cet argument a encore un autre vice quand on veut l’appliquer aux religions qui prescrivent d’autres devoirs que ceux de la morale naturelle. Il ressemble alors au raisonnement d’Arnoult : « Il n’est pas prouvé que mes sachets ne guérissent point quelquefois de l’apoplexie, il faut donc en porter pour prendre le parti le plus sûr. »

    Enfin cet argument s’appliquant à toutes les religions dont la fausseté ne serait pas démontrée conduirait à un résultat absurde. Il faudrait les pratiquer toutes à la fois. (K.) — Voltaire parle souvent d’Arnoult ; voyez entre autres, tome XVII, page 121, et tome XXI, page 36.