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ARRIVÉS DANS NOTRE GLOBE.

diterranée eût été produite par quelque accident. On demandait encore ce que devenaient les eaux de tant de fleuves reçus continuellement dans son sein ; que faire des eaux de la mer Caspienne ? On imaginait un vaste souterrain formé dans le bouleversement qui donna naissance à ces mers ; on disait que ces mers communiquaient entre elles et avec l’océan par ce gouffre supposé ; on assurait même que les poissons qu’on avait jetés dans la mer Caspienne, avec un anneau au museau, avaient été repêchés dans la Méditerranée. C’est ainsi qu’on a traité longtemps l’histoire et la philosophie ; mais depuis qu’on a substitué la véritable histoire à la fable, et la véritable physique aux systèmes, on ne doit plus croire de pareils contes. Il est assez prouvé que l’évaporation seule suffit à expliquer comment ces mers ne se débordent pas[1] : elles n’ont pas besoin de donner leurs eaux à l’océan, et il est bien vraisemblable que la mer Méditerranée a été toujours à sa place, et que la constitution fondamentale de cet univers n’a point changé.

Je sais bien qu’il se trouvera toujours des gens sur l’esprit desquels un brochet pétrifié sur le mont Cenis, et un turbot trouvé dans le pays de Hesse, auront plus de pouvoir que tous les raisonnements de la saine physique ; ils se plairont toujours à imaginer que la cime des montagnes a été autrefois le lit d’une rivière ou de l’océan, quoique la chose paraisse incompatible ; et d’autres penseront, en voyant de prétendues coquilles de Syrie en Allemagne, que la mer de Syrie est venue à Francfort. Le goût du merveilleux enfante les systèmes ; mais la nature paraît se plaire dans l’uniformité et dans la constance autant que notre imagination aime les grands changements ; et, comme dit le grand Newton, natura est sibi consona. L’Écriture nous dit qu’il y a eu un déluge, mais il n’en est resté (ce semble) d’autre monument sur la terre que la mémoire d’un prodige terrible qui nous avertit en vain d’être justes.

Digression sur la manière dont notre globe a pu être inondé[2].

Quand je dis que le déluge universel, qui éleva les eaux quinze coudées au-dessus des plus hautes montagnes, est un miracle

  1. Cette évaporation est très-probablement la cause de ce phénomène. Si une mer intérieure ne recevait des cours d’eau qui s’y jettent une compensation à cette perte continuelle, elle se dessécherait peu à peu. Telle est la mer Morte : la salure y devient extrême, le lit se comble par les dépôts, et un jour viendra où elle sera complètement à sec. (D.)
  2. Cette Digression ne fut imprimée qu’on 1751 ; voyez la note 1 de la page 219.