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LETTRE AUX AUTEURS

manque pas d’esprit, et M. Rigou, avocat de MM.  les Comédiens pour leurs affaires contentieuses.

Mme  Formé était extrêmement en colère, et voulait être payée de ses fournitures. « Comment voulez-vous que je vous donne de l’argent ? dit Mlle  de La Motte. Vous savez que c’est moi-même à présent qui paye. Voilà notre maudit auteur de l’École de la jeunesse[1] qui nous ruine. Sa détestable pièce est déjà tombée deux fois dans les règles dès la cinquième représentation ; et le bourreau veut encore qu’on la joue. Ses comédies seront pour nous le vrai genre larmoyant : elles nous mettent à l’aumône. Sa Paméla[2], que nous eûmes tant de peine à apprendre, et que le public eut si peu à oublier : sa Paméla, qui mourut le jour de sa naissance, fut sur le point de nous faire mourir de faim tout un hiver. Attendez, ma chère madame Formé, que nous ayons quelques autres mauvaises pièces qui réussissent, si vous voulez que je vous paye vos poulets.

— Je prends bien de la part à votre peine, dit Mme  Formé, et je suis tout ébaubie ; car je vous avais fait crédit sur la parole d’un académicien de l’Académie, et d’un des plus illustres piliers du café de Procope. Ces deux illustres sont fort mes amis, ils mangent beaucoup de mes poulardes : non pas que je leur en fournisse, je ne suis pas si sotte ; mais c’est qu’ils dînent fort souvent chez un fermier qui me paye bien, et chez un marquis qui me paye mal. En vérité, ce sont des gens de beaucoup d’esprit. Je n’entends pas un mot de ce qu’ils disent ; mais ils parlent si haut et si longtemps qu’ils ont toujours raison. Ils me disaient donc, ma chère mademoiselle La Motte, que le temps était passé où on pleurait à la tragédie, et où on riait à la comédie. « Règle générale, disaient-ils (car je me souviens bien de cette phrase), règle générale : pour bien faire des comédies, ne soyez ni gracieux, ni plaisant ; et, pour bien faire des tragédies, ne remuez jamais le cœur. Ayez un style fade pour le comique, boursouflé et inintelligible pour le tragique, et allez votre train. » La preuve est au bout, continuaient-ils : on riait comme des fous à Catilina[3], et deux femmes de qualité, dont il y en a une du beau monde, disent qu’elles ont pleuré à Mélanide[4]. Or çà, mademoiselle de La Motte, quand me donnerez-vous de l’argent ?

— Eh ! ne parlons point d’argent, dit alors M. l’avocat ; il n’est jamais question de cela dans l’ordre.

  1. Comédie de La Chaussée jouée en 1717.
  2. Comédie du même auteur, jouée en 1743.
  3. Catilina, tragédie de Crébillon, jouée le 21 décembre 1748.
  4. Mélanide, comédie de La Chaussée, jouée en 1741.