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286 L'ÉDUCATION DES FILLES.

SOPHPiOME.

Non, elle me laisse la liberté du choix : j'aime Éraste, et je ne Tépouserai pas,

MÉLINDE,

Et quelle raison pouvez-vous avoir de vous tyranniser ainsi vous-même ?

SOPHROME,

La crainte d'être tyrannisée. Éraste a de l'esprit, mais il l'a impérieux et mordant; il a des grâces, mais il en ferait bientôt usage pour d'autres que pour moi : je ne veux pas être la rivale d'une de ces personnes qui vendent leurs charmes, qui donnent malheureusement de l'éclat à celui qui les achète, qui révoltent la moitié d'une ville par leur faste, qui ruinent l'autre par l'exemple, et qui triomphent en public du malheur d'une hon- nête femme réduite à pleurer dans la solitude. J'ai une forte in- clination pour Éraste, mais j'ai étudié son caractère; il a trop contredit mon inclination : je veux être heureuse; je ne le serais pas avec lui; j'épouserai Ariste, que j'estime, et que j'espère aimer,

MÉLINDE,

Vous êtes bien raisonnable pour votre âge. Il n'y a guère de filles que la crainte d'un avenir fâcheux empêche de jouir d'un présent agréable. Comment pouvez-vous avoir un tel empire sur vous-même?

SOPHROiME,

Ce peu que j'ai de raison, je le dois à l'éducation que m'a donnée ma mère. Elle ne m'a point élevée dans un couvent, parce que ce n'était pas dans un couvent que j'étais destinée à vivre. Je plains les filles dont les mères ont confié la première jeunesse à des religieuses, comme elles ont laissé le soin de leur première enfance à des nourrices étrangères. J'entends dire que dans ces couvents, comme dans la plupart des collèges où les jeunes gens sont élevés, on n'apprend guère que ce qu'il faut oublier pour toute sa vie; on ensevelit dans la stupidité les premiers de vos beaux jours. Vous ne sortez guère de votre prison que pour être promise à un inconnu qui vient vous épier ù la grille; quel qu'il soit, vous le regardez comme un libérateur, et, fût-il un singe, vous vous croyez trop heureuse : vous vous donnez à lui sans le connaître; vous vivez avec lui sans l'aimer. C'est un marché qu'on a fait sans vous, et bientôt après les deux parties se repen- tent.

Ma mère m'a crue digue de penser de moi-même, et de choisir un jour un époux moi-même, si j'étais née pour gagner ma vie,

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