Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome24.djvu/34

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

calomniateur réduisait un roi aimé de son peuple à être le persécuteur d’un innocent.

Enfin la Sorbonne s’assemble pour la quatorzième fois : un nommé Grageon, vicaire de Saint-Roch, docteur de Navarre, s’entretenant avec le docteur Foucher dans la salle avant l’assemblée, Foucher dit à Grageon ces propres mots : « Je vous avoue que je suis bien embarrassé ; cette thèse est d’un latin extraordinaire que je n’entends pas : elle roule sur des points historiques que je n’ai jamais étudiés. Comment puis-je la condamner ? — Je ne l’entends pas plus que vous, lui dit Grageon ; je ne l’ai lue ni ne la lirai ; il faut bien que je la condamne : je vous conseille d’en faire autant. »

Enfin la salle se garnit ; on opine ; le docteur Tamponnet[1] élève sa voix, et commence par décider que la thèse est impie d’un bout à l’autre, et que la religion chrétienne est renversée.

M. Digotrets[2], le plus savant homme de la faculté et le meilleur logicien, dit : « Messieurs, permettez-moi de vous dire que, pour bien entendre cette thèse, il faut un peu de connaissances et de réflexion : c’est le système de religion depuis la création du monde jusqu’à nos jours, système où les raisonnements sont partout enchaînés aux faits. J’ai lu cinq fois cette savante thèse, et il s’en faut bien que j’y aie rien trouvé de répréhensible. Il faut revenir aux voix et motiver son avis, sans quoi nous allons nous déshonorer. » Grageon prit alors la parole, et dit : « Vous avez lu cinq fois la thèse, et vous n’y avez point trouvé d’erreurs ? Moi je ne l’ai lue qu’une fois, et j’y ai trouvé cent impiétés. »

Foucher, qui une heure auparavant avait entendu l’aveu contraire de Grageon, ne put s’empêcher de dire avec indignation : « Monsieur, comment pouvez-vous affirmer devant la Sorbonne que vous avez lu la thèse, vous qui m’avez dit, il n’y a qu’une heure, que vous ne l’avez jamais lue ? — Eh ! comment pouvez-vous, répliqua Grageon à Foucher, abuser publiquement de la confidence que je vous ai faite en particulier ? vous êtes un traître. — Vous êtes un menteur, dit Foucher. » Grageon fend la presse, et prend Foucher par le collet ; ils se donnent plusieurs coups de poing en pleine Sorbonne ; on se met entre deux. Le docteur Gervaise, grand-maître de la maison de Navarre, les sépare avec peine ; cette scène ne peut se passer sans un grand bruit. Les

  1. Tamponnet, mort de 1760 à 1769, est celui sous le nom duquel Voltaire a publié deux ouvrages : les Questions de Zapata, et les Lettres d’Amabed.
  2. Ou Digautrai, ancien syndic de Sorbonne, et depuis chanoine de la Sainte-Chapelle. (B.)