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340 CONVERSATION DE LUCIEN,

qu'on jouait sur le théâtre, et à des philosophes qui avaient encore moins de crédit que les dieux ; mais, moi, j'étais entouré de fanatiques, et j'avais besoin d'une grande circonspection pour n'être pas hrûlé par les uns ou assassiné par les autres.

LUCIEN,

Comment pouviez-vous rire dans cette alternative?

ÉRASME.

Aussi je ne riais guère; et je passai pour être beaucoup plus plaisant que je ne l'étais : on me crut fort gai et fort ingénieux, parce qu'alors tout le monde était triste. On s'occupait profondé- ment d'idées creuses qui rendaient les hommes atrabilaires. Celui qui pensait qu'un corps peut être en deux endroits à la fois ^ était prêt d'égorger celui qui expliquait la même chose d'une manière différente. Il y avait bien pis : un homme de mon état qui n'eût point pris de parti entre ces deux factions eût passé pour un monstre,

LUCIEN.

Voilà d'étranges hommes que les barbares avec qui vous viviez! De mon temps, les Gètes et les Massagètes étaient plus doux et plus raisonnables. Et quelle était donc votre profession dans l'horrible pays que vous habitiez?

ÉRASME.

J'étais moine hollandais,

LUCIEN,

Moine ! quelle est cette profession-là ?

ÉRASME,

C'est celle de n'en avoir aucune, de s'engager par un ser- ment inviolable à être inutile au genre humain, à être absurde et esclave, et à vivre aux dépens d'autrui.

LUCIEN.

Voilà un bien vilain métier! Comment avec tant d'esprit aviez- vous pu embrasser un état qui déshonore la nature humaine ? Passe encore pour vivre aux dépens d'autrui, mais faire vœu de n'avoir pas le sens commun et de perdre sa liberté !

ÉRASME,

C'est qu'étant fort jeune, et n'ayant ni parents ni amis, je me laissai séduire par des gueux qui cherchaient à augmenter le nombre de leurs semblables,

LUCIEN.

Quoi ! il y avait beaucoup d'hommes de cette espèce ?

1. Voyez tome XIX, page 200.

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