Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome25.djvu/431

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elle est un peu égayée. Je me plais fort aux miracles : j’y crois comme vous et comme tous les gens raisonnables. Pourquoi un serpent, une ânesse, n’auraient-ils pas parlé ? les chevaux d’Achille n’ont-ils pas parlé grec mieux que nos professeurs d’aujourd’hui ? les vaches du mont Olympe ne dirent-elles pas autrefois leurs avis fort éloquemment ? et parler comme une vache espagnole n’est-il pas un ancien proverbe ? les chênes de Dodone avaient une très-belle voix, et rendaient des oracles. Tout parle dans la nature. Je sens bien, monsieur, qu’un bon déjeuner fourni à quatre ou cinq mille hommes avec trois truites et cinq pains mollets, et des cruches d’eau changées en bouteilles de vin d’Engaddi, ou de vin de Bourgogne, vous plaisent encore plus, et à moi aussi, que des bêtes qui parlent ou qui écrivent.

Je veux croire aux miracles que M. Rousseau a faits à Venise[1] ; mais j’avoue que je crois plus fermement à ceux de notre comte de Neufchâtel. Résister à la moitié de l’Europe et à quatre armées d’environ cent mille hommes chacune ; remporter, dans l’espace d’un mois, deux victoires signalées[2] ; forcer ses ennemis à faire la paix ; jouir de sa gloire en philosophe : voilà de vrais miracles ; et si, après cela, il noyait deux mille cochons d’un seul mot, j’aurais de la peine à l’en estimer davantage.

Je me flatte que votre consistoire a renoncé au magnifique dessein de faire mettre à genoux vos citoyens devant lui. S’il avait réussi dans cette prétention, bientôt vos prêtres exigeraient qu’on leur baisât les pieds comme au pape. Vous savez qu’ils ressemblent aux amants qui prennent de grandes libertés quand on leur en a passé de petites.

Nous avons eu aussi à Neufchâtel nos tracasseries sacerdotales, C’est le sort de l’Église, parce que l’Église est composée d’hommes. Depuis que Pierre et Paul se querellèrent, la paix n’a jamais habité chez les chrétiens. Je souhaite qu’elle règne à Genève avec la liberté ; mais elle a été sur le point de partir de Neufchâtel.

Je sais bien qu’on ne peut nous reprocher d’avoir versé le sang comme les partisans d’Athanase et ceux d’Arius, ni de nous être assommés avec des massues comme les Africains disciples de Donat, évêque de Tunis, qui combattirent contre le parti d’Augustin, évêque d’Hippone, manichéen devenu chrétien, et baptisé avec son bâtard Déodatus. Nous n’avons point imité les

  1. Voyez une de ses notes sur la troisième de ses Lettres écrites de la montagne.
  2. Les victoires de Rosbach et Lissa, remportées par le roi de Prusse ; voyez tome XV, pages 348 et 350.