Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome25.djvu/458

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ment. Il fut condamné tout d’une voix à faire amende honorable, une anguille à la main, et ensuite à être lapié hors la porte de la ville, selon la coutume.

Comme on lui lisait sa sentence, arriva M.  du Peyrou, homme de bien, qui, n’étant pas prêtre, fait beaucoup de bonnes œuvres. Il représenta au consistoire que la sentence était un peu rude, que M.  Needham était étranger, et qu’une justice si sévère pourrait empêcher désormais les Anglais de venir dans la belle ville de Neufchâtel. Le consistoire soutint la légitimité de sa sentence par plusieurs saints exemples : il représenta que les Chananéens étaient étrangers aux Israélites, et que cependant ils furent tous mis à mort ; que le roi Églon était étranger au pieux Aod, et que cependant Aod lui enfonça dans le ventre un grand couteau avec le manche ; que Michel Servet, étant Espagnol, était étranger à Jehan Chauvin, né en Picardie, et que cependant Jehan Chauvin le fit brûler pour l’amour de Dieu, avec des fagots verts, afin de savourer le doux plaisir de lui voir expier ses péchés plus longtemps, ce qui est un vrai passe-temps de prêtre.

Ces raisons étaient fortes, elles n’ébranlèrent pourtant pas M. du Peyrou. Il trouva une ancienne loi [illisible] du temps de la duchesse de Longueville, par laquelle il n’est légal au consistoire de lapider personne sans la permission du gouverneur. Malheureusement le gouverneur n’y était pas ; on eut recours à monsieur son lieutenant ; on lui expliqua l’affaire. Le consistoire prétendait que la loi en question n’était que de calvinistes à calvinistes, non pas de calvinistes à papistes ; il ajoutait, avec assez de vraisemblance, qu’on doit y regarder de près quand il s’agit de lapider un homme de notre secte, mais que pour un homme d’une secte différente, il n’y a aucune difficulté ; qu’il était expédient que quelqu’un mourût pour le peuple[1], et qu’on était trop heureux que le sort tombât sur un jésuite. « Oh bien ! dit le lieutenant lapidez-le donc ; mais que ce soit le plus absurde de vous tous qui jette la première pierre. »

À ces mots, ces messieurs se regardèrent tous avec un air de politesse qui me charma. Chacun voulait céder la place d’honneur à son confrère : l’un disait : « Monsieur le modérateur, c’est à vous de commencer » ; l’autre : « Monsieur le professeur en théologie, l’honneur vous appartient ; » les prédicants de la campagne déféraient pour la première fois aux prédicants de la ville, et ceux-ci aux pasteurs de la campagne.

  1. Expedit unum hominem mori pro populo. (Jean, xv :. 14.)