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CHAPITRE XII.

roitelets ou melchim de Moah, d’Ammon, d’Édom, de Tyr, de Sidon ; et Jérémie leur fait dire par le Seigneur : « J’ai donné toutes vos terres à Nabuchodonosor, roi de Babylone, mon serviteur[1]. » Voilà un roi idolâtre déclaré serviteur de Dieu et son favori.

Le même Jérémie, que le melk ou roitelet juif Sédécias avait fait mettre au cachot, ayant obtenu son pardon de Sédécias, lui conseille, de la part de Dieu, de se rendre au roi de Babylone[2] : « Si vous allez vous rendre à ses officiers, dit-il, votre âme vivra. » Dieu prend donc enfin le parti d’un roi idolâtre ; il lui livre l’arche, dont la seule vue avait coûté la vie à cinquante mille soixante et dix Juifs ; il lui livre le Saint des saints, et le reste du temple, qui avait coûté à bâtir cent huit mille talents d’or, un million dix-sept mille talents en argent, et dix mille drachmes


    pièces d’argent et un chomer et demi d’orge : « Vous m’attendrez, lui dit-il, plusieurs jours, et pendant ce temps nul homme n’approchera de vous : c’est l’état où les enfants d’Israël seront longtemps sans rois, sans princes, sans sacrifice, sans autel, sans éphod. » En un mot, les nabis, les voyants, les prophètes, ne prédisent presque jamais sans figurer par un signe la chose prédite.

    Jérémie ne fait donc que se conformer à l’usage, en se liant de cordes, et en se mettant des colliers et des jougs sur le dos, pour signifier l’esclavage de ceux auxquels il envoie ces types. Si on veut y prendre garde, ces temps-là sont comme ceux d’un ancien monde, qui diffère en tout du nouveau : la vie civile, les lois, la manière de faire la guerre, les cérémonies de la religion, tout est absolument différent. Il n’y a même qu’à ouvrir Homère et le premier livre d’Hérodote pour se convaincre que nous n’avons aucune ressemblance avec les peuples de la haute antiquité, et que nous devons nous défier de notre jugement quand nous cherchons à comparer leurs mœurs avec les nôtres.

    La nature même n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui. Les magiciens avaient sur elle un pouvoir qu’ils n’ont plus : ils enchantaient les serpents, ils évoquaient les morts, etc. Dieu envoyait des songes, et des hommes les expliquaient. Le don de prophétie était commun. On voyait des métamorphoses telles que celles de Nabuchodonosor changé en bœuf, de la femme de Loth en statue de sel, de cinq villes en un lac bitumineux.

    Il y avait des espèces d’hommes qui n’existent plus. La race des géants Réphaïm, Énim, Néphilim, Énacim, a disparu. Saint Augustin, au liv. V de la Cité de Dieu, dit avoir vu la dent d’un ancien géant grosse comme cent de nos molaires. Ézéchiel [xxvii, ii] parle des pygmées Gamadim, hauts d’une coudée, qui combattaient au siége de Tyr : et en presque tout cela les auteurs sacrés sont d’accord avec les profanes. Les maladies et les remèdes n’étaient point les mêmes que de nos jours : les possédés étaient guéris avec la racine nommée barad, enchâssée dans un anneau qu’on leur mettait sous le nez.

    Enfin tout cet ancien monde était si différent du nôtre qu’on ne peut en tirer aucune règle de conduite ; et si, dans cette antiquité reculée, les hommes s’étaient persécutés et opprimés tour à tour au sujet de leur culte, on ne devrait pas imiter cette cruauté sous la loi de grâce. (Note de Voltaire.)

  1. Jérém., ch. xxvii, v. 6. (Id.)
  2. Jérémie, chap. xxviii, v. 17. (Id.)