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CHAPITRE XIII.


cette aventure inexplicable. Une partie de ce vaisseau, dit-il, se démontant avec art, devait la précipiter dans les flots ; cujus pars ipso in mari per artem soluta effunderet ignaram. (Ann., liv. XIV, chap. iii.)

Ensuite il dit qu’à un signal donné le toit de la chambre où était Agrippine, étant chargé de plomb, tomba tout à coup, et écrasa Crepereius, l’un des domestiques de l’impératrice ; cum dato signo ruere tectum loci, etc. (Ann., liv. XIV, chap. V.)

Or, si ce fut le toit, le plafond de la chambre d’Agrippine qui tomba sur elle, le vaisseau n’était donc pas construit de manière qu’une partie, se détachant de l’autre, dût jeter dans la mer cette princesse.

Tacite ajoute qu’on ordonna alors aux rameurs de se pencher d’un côté pour submerger le vaisseau ; unum in latus inclinare, atque ita navem submergere. Mais des rameurs, en se penchant, peuvent-ils faire renverser une galère, un bateau même de pêcheur ? Et d’ailleurs, ces rameurs se seraient-ils volontiers exposés au naufrage ? Ces mêmes matelots assomment à coups de rames une favorite d’Agrippine, qui, étant tombée dans la mer, criait qu’elle était Agrippine. Ils étaient donc dans le secret. Or, confie-t-on un secret à une trentaine de matelots ? De plus, parle-t-on quand on est dans l’eau ?

Tacite ne manque pas de dire que « la mer était tranquille, que le ciel brillait d’étoiles, comme si les dieux avaient voulu que le crime fût plus manifeste ; noctem sideribus illustrem, etc. »

En vérité n’est-il pas plus naturel de penser que cette aventure était un pur accident, et que la malignité humaine en fit un crime à Néron, à qui on croyait ne pouvoir rien reprocher de trop horrible ? Quand un prince s’est souillé de quelques crimes il les a commis tous. Les parents, les amis des proscrits, les seuls mécontents, entassent accusations sur accusations ; on ne cherche plus la vraisemblance. Qu’importe qu’un Néron ait commis un crime de plus ? Celui qui les raconte y ajoute encore ; la postérité est persuadée, et le méchant prince a mérité jusqu’aux imputations improbables dont on charge sa mémoire. Je crois avec horreur que Néron donna son consentement au meurtre de sa mère, mais je ne crois point à l’histoire de la galère. Je crois encore moins aux Chaldéens, qui, selon Tacite, avaient prédit que Néron tuerait Agrippine : parce que ni les Chaldéens, ni les Syriens, ni les Égyptiens, n’ont jamais rien prédit, non plus que Nostradamus, et ceux qui ont voulu exalter leur âme[1].

  1. Maupertuis ; voyez tome XXIII, page 568.