Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/305

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dre ; il faut être homme, il faut entrer dans tous les devoirs de la vie civile, et Louis XV y entrait sans que ce fût pour lui une gêne et un dehors emprunté.

Il est vrai que quand un monarque admet ses courtisans dans sa familiarité, il ne faut jamais que le roi se venge des petits torts qu’on peut avoir avec l’homme. On s’est plaint que Louis XV a trop fait sentir quelquefois qu’on avait offensé le trône quand on n’avait blessé que quelques devoirs établis dans la société. Un roi ne doit point punir ce que la loi ne punirait pas[1]. Autrement il faudrait se dérober à tous les rois comme à des êtres trop élevés au-dessus de l’espèce humaine, et trop dangereux pour elle ; ils se verraient condamnés à n’être que les maîtres, et à ne jouir jamais des faibles consolations qu’on peut goûter dans cette vie passagère.

On s’est étonné que dans sa vie toujours uniforme il ait si souvent changé de ministres ; on en murmurait, on sentait que les affaires en pouvaient souffrir ; que rarement le ministre qui succède suit les vues de celui qui est déplacé ; qu’il est dangereux de changer de médecin, et qu’il est triste de changer d’amis. On ne pouvait concevoir comment une âme toujours sereine pouvait, dans un repos inaltérable, consentir à tant de vicissitudes. C’était le dangereux effet du principe le plus estimable, de cette défiance de lui-même, de cette condescendance aux volontés des personnes qui avaient moins de lumières et d’expérience que lui, enfin de cette même égalité d’une âme paisible, à laquelle ces grands bouleversements ne coûtaient point d’efforts. Tout tenait à cette première cause. Il lui était égal d’ordonner un monument digne des Auguste et des Trajan, ou l’appartement le plus modeste. Son imagination ne lui présentait pas d’abord les grandes choses, mais son jugement les saisissait dès qu’on les lui proposait.

C’est ainsi qu’il fit ce grand établissement de l’École militaire, ressource si utile de la noblesse, inventée par un homme qui n’était pas noble[2] et qui sera au-dessus des titres dans la postérité. C’est enfin de ce même principe que dépendit sa vie publique et sa vie privée. Sans être tendre et affectueux, il était bon mari, bon père, bon maître, et même ami autant que peut l’être un roi.

  1. Cette phrase rappelle la maxime CLXIII de Vauvenargues, citée à la suite de l’Éloge funèbre des officiers, tome XXIII, page 261.
  2. Pâris Duverney.