Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/41

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La manière dont on s’y est pris pour tirer cette vérité de leur bouche peut n’être pas dans la forme ordinaire de la justice réglée. Je sais qu’on objecte que ce commis de la police les avait conduits et intimidés chez ce procureur, qui n’était pas fait pour tenir audience ; que ce commis, trop zélé et trop vif, n’a pas eu cette sévérité tranquille et circonspecte, si nécessaire à quiconque agit au nom de la justice. Je veux croire enfin que toute cette affaire a été mal ménagée. Il en résulte que plus on avait transgressé les règles, plus Du Jonquay et sa mère devaient éclater en plaintes, et non pas confesser leur délit ; ils se sont avoués cinq fois coupables : donc on pouvait croire qu’ils l’étaient, donc ils peuvent l’être encore aux yeux du public impartial, qui prononce suivant l’équité naturelle, qui n’écoute que les principes du sens commun, et qui ne s’informe pas si les formalités des lois ont été bien ou mal observées.

On pousse aujourd’hui la chicane jusqu’à prétendre que les déclarations authentiques de Du Jonquay et de sa mère ne peuvent être regardées comme des preuves par écrit, quoiqu’elles soient écrites ; que Du Jonquay n’est que témoin, quoiqu’il ait toujours été partie principale. Les honnêtes gens n’entendent point ces subtilités : il leur suffit que deux accusés aient avoué cinq fois l’iniquité dont on les charge.

Enfin le procès étant engagé en règle entre M. de Morangiés et la famille Véron, cette famille vend son procès au nommé Aubourg (qu’on a cru un prêteur sur gages, et qui est un homme inconnu), comme on vend une maison qui demande des réparations. Le marché fait, la veuve Véron meurt, et quelques heures avant sa mort on lui fait faire un testament, dans lequel elle contredit tout ce qu’elle et sa famille avaient soutenu auparavant. Elles criaient qu’en perdant ces cent mille écus elles perdaient tout ce que la Véron avait jamais possédé. Elle articule, dans ce testament, qu’elle a donné deux cent mille francs à sa fille Romain, mère de Du Jonquay, à cette même Romain qui à peine a de quoi subsister : voilà la Véron qui n’avait presque rien, et qui meurt riche, par son testament, de plus de cinq cent mille livres.

Ce tissu étrange de choses incroyables, qui se succèdent si rapidement, forme aujourd’hui un des procès les plus singuliers qui aient jamais occupé les tribunaux : c’est alors que, pressé par des amis de M. de Morangiés, j’écrivis, malgré ma répugnance et mon peu de capacité, dans l’absence de M. Linguet, quelques réflexions sommaires sur les probabilités en fait de justice, sans y mettre mon nom, sans nommer même ni M. de Morangiés ni