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CORRESPONDANCE.



16. — À MADEMOISELLE DUNOYER.

Du fond d’un yacht, ce 19 décembre.

Je suis parti hier lundi, à huit heures du matin, avec M. de M ***. Lefèvre nous accompagna jusqu’à Rotterdam, où nous prîmes un yacht qui doit nous conduire à Anvers ou à Gand. Je n’ai pu vous écrire de Rotterdam, et Lefèvre s’est chargé de vous donner de mes nouvelles ; je pars sans vous voir, ma chère Pimpette, et le chagrin dont je suis rongé actuellement est aussi grand que mon amour. Je vous laisse dans la situation du monde la plus cruelle ; je connais tous vos malheurs mieux que vous, et je les regarde comme les miens, d’autant plus que vous les méritez moins. Si la certitude d’être aimé peut servir de quelque consolation, nous devons un peu nous consoler tous deux ; mais que nous servira le bonheur de nous aimer, sans celui de nous voir ? C’est alors que je pourrais avec raison me regarder comme le plus heureux de tous les hommes. Comme j’aime votre vertu autant que vous, n’ayez aucun scrupule sur le retour que vous devez à ma tendresse. Je fais humainement tout ce que je puis pour vous tirer du comble des malheurs où vous êtes. N’allez pas changer de résolution, vous en seriez cruellement punie, en restant dans le pays où vous êtes. Le désir que j’ai de vous procurer le sort que vous méritez me force à vous parler ainsi ; quelque part que je sois, je passerai des jours bien tristes si je les passe sans vous ; mais je mènerai une vie bien plus misérable si la seule personne que j’aime reste dans le malheur ; je crois que vous avez pris une ferme résolution que rien ne peut changer ; l’honneur vous engage à quitter la Hollande : que je suis heureux que l’honneur se trouve d’accord avec l’amour ! Écrivez-moi à Paris, à mon adresse, tous les ordinaires ; mandez-moi les moindres particularités qui vous regarderont : ne manquez pas à m’envoyer, dans la première lettre que vous m’écrirez, une autre lettre s’adressant à moi, dans laquelle vous me parlerez comme à un ami et non comme à un amant ; vous y ferez succinctement la peinture de tous vos malheurs : que votre vertu y paraisse dans tout son jour sans affectation. Enfin servez-vous de tout votre esprit pour m’écrire une lettre que je puisse montrer à ceux à qui je serai obligé de parler de vous : que notre tendresse cependant ne perde rien à tout cela ; et si, dans cette lettre dont je vous parle, vous ne me parlez que d’estime, marquez-moi, dans l’autre, tout l’amour que le mien mérite ; surtout informez-