Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome33.djvu/39

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
21
ANNÉE 1713.


-moi de votre chère santé, pour laquelle je tremble ; vous aurez besoin de toute votre force pour soutenir les fatigues du voyage sur lequel je compte ; et il faudra, ou que monsieur votre père soit aussi fou que M. B…[1], ou que vous reveniez en France jouir du bien-être que vous méritez ; mais je me fais déjà les idées les plus agréables du monde de votre séjour à Paris. Vous seriez bien cruelle envers vous et envers moi si vous trompiez mes espérances ; mais non, vous n’avez pas besoin d’être fortifiée dans vos bons sentiments ; et, au regret près d’être séparé de vous pour quelque temps, je n’ai point à me plaindre. La première chose que je ferai, en arrivant à Paris, ce sera de mettre le P. Tournemine[2] dans vos intérêts, ensuite je rendrai vos lettres ; je serai obligé d’expliquer à mon père le sujet de mon retour, et je me flatte qu’il ne sera pas tout à fait fâché contre moi, pourvu qu’on ne l’ait point prévenu ; mais, quand je devrais encourir toute sa colère, je me croirai toujours trop heureux lorsque je penserai que vous êtes la personne du monde la plus aimable, et que vous m’aimez. Je n’ai point passé dans ma petite vie de plus doux moments que ceux où vous m’avez juré que vous répondiez à ma tendresse ; continuez-moi ces sentiments, autant que je les mériterai, et vous m’aimerez toute votre vie. Cette lettre-ci vous viendra, je crois, par Gand, où nous devons aborder : nous avons un beau temps et un bon vent, et par-dessus cela, de bon vin et de bons pâtés, de bons jambons et de bons lits. Nous ne sommes que nous deux, M. de M*** et moi, dans un grand yacht : il s’occupe à écrire, à manger, à boire, et à dormir, et moi à penser à vous : je ne vous vois point, et je vous jure que je ne m’aperçois point que je suis dans la compagnie d’un bon pâté et d’un homme d’esprit. Ma chère Olympe me manque, mais je me flatte qu’elle ne me manquera pas toujours, puisque je ne voyage que pour vous faire voyager vous-même. N’allez pas prendre pourtant exemple sur moi ; ne vous affligez point, et joignez à la faveur que vous me faites de m’aimer celle de me faire espérer que je vous verrai bientôt ; encore un coup écrivez-moi tous les ordinaires, et, si vous êtes sage, brûlez mes lettres, et ne m’exposez point une seconde fois au chagrin de vous voir maltraitée pour moi ; ne vous exposez point aux fureurs de votre mère ; vous savez de quoi elle est capable. Hélas ! vous

  1. Voyez page 18.
  2. René-Joseph de Tournemine, jésuite, né à Rennes en 1661, mort le 16 mai 1739, à qui sont adressées trois lettres en 1735. Il écrivit, en 1738, au P. Brumoy, une Lettre sur la tragédie de Mérope ; voyez, tome IV, page 177.