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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome33.djvu/62

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CORRESPONDANCE.

Osâtes prendre votre place
Auprès de Malherbe et d’Horace,
Quand vous alliez sur le Parnasse
Par le café de la Laurent[1].

Je voudrais bien aller aussi au Parnasse, moi qui vous parle : j’aime les vers à la fureur ; mais j’ai un petit malheur, c’est que j’en fais de détestables, et j’ai le plaisir de jeter tous les soirs au feu tout ce que j’ai barbouillé dans la journée.

Parfois je lis une belle strophe de votre ami M. de Lamotte, et puis je me dis tout bas : « Petit misérable, quand feras-tu quelque chose d’aussi bien ? » Le moment d’après, c’est une strophe peu harmonieuse et un peu obscure, et je me dis : « Garde-toi d’en faire autant. » Je tombe sur un psaume ou sur une épigramme ordurière de Rousseau ; cela éveille mon odorat : je veux lire ses autres ouvrages, mais le livre me tombe des mains. Je vois des comédies à la glace, des opéras fort au-dessous de ceux de l’abbé Pic[2], une épître au comte d’Ayen qui est à faire vomir, un petit voyage[3] de Rouen fort insipide, une ode à M. Duché fort au-dessous de tout cela ; mais, ce qui me révolte et ce qui m’indigne, c’est le mauvais cœur qui perce à chaque ligne. J’ai lu son épître à Marot, où il y a de très-beaux morceaux ; mais je crois y voir plutôt un enragé qu’un poète. Il n’est pas inspiré, il est possédé : il reproche à l’un sa prison, à l’autre, sa vieillesse ; il appelle celui-ci athée, celui-là, maroufle. Où donc est le mérite de dire en vers de cinq pieds des injures si grossières ? Ce n’était pas ainsi qu’en usait M. Despréaux, quand il se jouait aux dépens des mauvais auteurs : aussi son style était doux et coulant ; mais celui de Rousseau me paraît inégal, recherché, plus violent que vif, et teint, si j’ose m’exprimer ainsi, de la bile qui le dévore. Peut-on souffrir qu’en parlant de M. de Crébillon, il dise qu’il vient de sa griffe Apollon molester ?

Quels vers que ceux-ci :

Ce rimeur si sucré
Devient amer, quand le cerveau lui tinte,
Plus qu’aloès ni jus de coloquinte !

(Epître à Cl. Marot.)

De plus, toute cette épître roule sur un raisonnement faux : il veut prouver que tout homme d’esprit est honnête homme,

  1. Sur ce café, voyez tome XXII, page 333.
  2. Voyez tome XXII, page 16.
  3. Il est intitulé Lettre à M. de La Fosse, poète tragique, écrite de Rouen ; en vers de huit syllabes.