Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/20

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celle-ci incognito et avec la peur d’être surpris en flagrant délit. Émilie, au lieu de ma triste épitaphe, vous écrivit une belle lettre qui lui en a attiré une charmante, qui fait ici le principal ornement de notre Émiliance. Ne soyez pas surpris, mon cher Cideville, qu’avec des épitaphes et la fièvre je raisonne à force sur l’immortalité de l’âme[1], et que j’argumente, de mon lit, avec notre aimable philosophe Formont.

Toujours prêt à sortir de ma frêle prison,
J’en veux du moins sortir en sage,
Et munir un peu ma raison
Contre les horreurs du voyage.

Votre esprit et le sien me font croire l’âme immortelle ; mais, lorsque je suis accablé par la maladie, que mes idées me fuient, et que mon sentiment s’anéantit dans le dépérissement de la machine,

Alors, par une triste chute,
Je m’endors en me croyant brute.

Il y a des gens, mon cher ami, qui promettent l’immortalité à certaine tragédie[2] que je vous envoie ; pour moi, je crains les sifflets. Vous jugerez de ce que je mérite. Que mon offrande soit digne de vous ou non, j’ai dit : Il faut toujours que mon cher Cideville en ait les prémices. Lisez-la donc, messieurs les beaux et bons esprits ; et vous, aimable philosophe Formont, quittez Locke pour un moment ; ma muse vous appelle en Amérique. J’étais las des idées uniformes de notre théâtre, il m’a fallu un nouveau monde :

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Et extra
Processi longe flammantia mœnia mundi.

(Lucr., liv. I, v. 73.)

Voilà tous les arts au Pérou[3]. On le mesure, et moi je le chante ; mais je tremble qu’on ne me prenne pour un sauvage.

Je reçois votre lettre, mon cher ami, en griffonnant ceci. Que je vous aime de ne point aimer votre métier ! Vous jugez de tout comme vous écrivez, avec un goût infini. Mme du Châtelet est de votre sentiment sur la Chartreuse. Je n’ai point lu les

  1. Voyez les lettres 545 et 517.
  2. Alzire.
  3. Allusion au voyage de Godin, Bouguer et La Condamine ; voyez la lettre 475.