Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/213

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votre santé. Je vous la recommande, monsieur. Outre le penchant que vous vous sentez naturellement pour la conservation[1] de votre corps, ajoutez, je vous prie, quelque nouvelle attention à celle que vous avez déjà, pour l’amour d’un ami qui s’intéresse vivement à tout ce qui vous regarde. J’ose vous dire que je sais ce que vous valez, et que je connais la grandeur de la perte que le monde ferait en vous : les regrets que l’on donnerait à vos cendres seraient inutiles et superflus pour ceux qui les sentiraient. Je prévois ce malheur et je le crains ; mais je voudrais le différer.

Vous me ferez beaucoup de plaisir, monsieur, de m’envoyer vos nouvelles productions. Les bons arbres portent toujours de bons fruits. La henriade et vos ouvrages immortels me répondent de la beauté des futurs. Je suis fort curieux de voir la suite du Mondain, que vous me promettez. Le plan que vous m’en marquez est tout fondé sur la raison et sur la vérité. En effet, la sagesse du Créateur n’a rien fait inutilement dans ce monde. Dieu veut que l’homme jouisse des choses créées, et c’est contrevenir à son but que d’en user autrement. Il n’y a que les abus et les excès qui rendent pernicieux ce qui, d’ailleurs, est bon en soi-même.

Ma morale, monsieur, s’accorde très-bien avec la vôtre. J’avoue que j’aime les plaisirs et tout ce qui y contribue. La brièveté de la vie est le motif qui m’enseigne d’en jouir[2]. Nous n’avons qu’un temps dont il faut profiter. Le passé n’est qu’un rêve, le futur est incertain : ce principe n’est point dangereux ; il faut seulement n’en point tirer de mauvaise conséquence.

Je m’attends que votre essai de morale[3] sera l’histoire de mes pensées. Quoique mon plus grand plaisir soit l’étude et la culture des beaux-arts, vous savez, monsieur, mieux que personne, qu’ils exigent du repos, de la tranquillité, et du recueillement d’esprit ;

Car loin du bruit et du tumulte,
Apollon s’était retiré
Au haut d’un coteau consacré
Par les neuf Muses à son culte.
Pour courtiser les doctes sœurs,
Il faut du repos, du silence,
Et des travaux en abondance
Avant de goûter leurs faveurs.
Voltaire, votre nom, immortel dans l’histoire,
Est gravé par leurs mains aux fastes de la gloire.

Il y a bien de la témérité pour un écolier, ou, pour mieux dire, à une grenouille du sacré vallon, d’oser coasser[4] en présence d’Apollon. Je le reconnais, je me confesse, et vous en demande l’absolution. L’estime que j’ai

  1. Porté naturellement à la conservation de votre corps, etc. (Œuvres posthumes, éditions de Berlin et de Londres.)
  2. M’avertit d’en jouir. (Ibid.)
  3. Le Traité de Métaphysique ; voyez tome XXII, page 189.
  4. Frédéric a écrit croasser.