Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome35.djvu/368

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rôle sous la bannière du fanatisme. Pour moi, je vous avoue que je n’en ferai rien, et que je me contenterai de composer quelques psaumes pour donner bonne opinion de mon orthodoxie. Perdez de même quelques moments, mon cher Voltaire, et barbouillez d’un pinceau sacré l’harmonie de quelques-unes de vos mélodieuses rimes. Socrate encensait les pénates : Cicéron, qui n’était pas crédule, en faisait autant. Il faut se prêter[1] aux fantaisies d’un peuple futile, pour éviter la persécution et le blâme : car, après tout, ce qu’il y a de désirable en ce monde, c’est de vivre en paix. Faisons quelques sottises avec les sots, pour arriver à cette situation tranquille.

On commence à parler de Bernard et de Gresset, comme auteurs de grands ouvrages ; on parle de poèmes[2] qui ne paraissent point, et de pièces[3] que je crois destinées à mourir incognito avant d’avoir vu le jour. Ces jeunes poëtes sont trop paresseux pour leur âge ; ils veulent cueillir des lauriers sans se donner la peine d’en chercher ; la moindre moisson de gloire suffit pour les rassasier. Quelle différence de leur mollesse à votre vie laborieuse ! Je soutiens que deux ans de votre vie en valent soixante de celle des Gresset et des Bernard. Je vais même plus loin, et je soutiens que douze êtres pensants, et qui pensent bien, ne fourniraient point à votre égal, dans un temps donné. Ce sont là de ces dons que la Providence ne communique qu’aux grands génies. Puisse-t-elle vous combler de tous ses biens, c’est-à-dire vous fortifier la santé, afin que le monde entier puisse jouir longtemps de vos talents et de vos productions ! Personne, mon cher Voltaire, n’y prend autant d’intérêt que votre ami, qui est et qui sera toujours, avec toute l’estime qu’on ne saurait vous refuser, votre fidèlement affectionné.

Fédéric.

1225. — À M. LE MARQUIS D’ARGENSON.
À Bruxelles, ce 8 janvier.

Vous m’allez croire un paresseux, monsieur, et, qui pis est, un ingrat ; mais je ne suis ni l’un ni l’autre. J’ai travaillé à vous amuser depuis que je suis à Bruxelles, et ce n’est pas une petite peine que celle de donner du plaisir. Je n’ai jamais tant travaillé de ma vie : c’est que je n’ai jamais eu tant d’envie de vous plaire.

Vous savez, monsieur, que je vous avais promis de vous faire passer une heure ou deux assez doucement ; je devais avoir l’honneur de vous présenter ce petit Recueil qu’imprimait Prault. Toutes ces pièces fugitives que vous avez de moi, fort informes

  1. Le prince tient un langage bien différent dans la lettre 877, septième alinéa.
  2. Allusion à l’Art d’aimer, que Bernard garda manuscrit pendant plus de trente ans. Voyez la lettre 1278.
  3. Édouard III.