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Voici une lettre de Césarion, dont la santé se fortifie de jour en jour. Nous parlons tous les jours de nos amis de Cirey ; je les vois en esprit, mais je ne les vois jamais sans souhaiter quelque réalité à ce rêve agréable, dont l’illusion me tient même lieu de plaisir.

Adieu, mon cher Voltaire ; faites une ample provision de santé et de force ; soyez-en aussi économe que je suis prodigue envers vous des sentiments d’estime et d’amitié avec lesquels vous me trouverez toujours votre très-fidèle ami,

Fédéric.

1254. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Berlin, 23 mars[1].

Ne crains point que les dieux, ni le sort, ni l’empire,
Me fassent pour le sceptre abandonner la lyre ;
Que d’un cœur trop léger, et d’un esprit coquet,
Je préfère aux beaux-arts l’orgueil et l’intérêt.
Je vois des mêmes yeux l’ambition humaine
Qu’au conseil de Priam on vit la belle Hélène.
L’appareil des grandeurs ne peut me décevoir,
Ni cacher la rigueur d’un sévère devoir.
Les beaux-arts ont pour moi l’attrait d’une maîtresse ;
La triste royauté, de l’hymen la rudesse.
J’aurais su préférer l’état heureux d’amant
À celui qu’un époux remplit si tristement ;
Mais le fil dont Clotho traça les destinées,
Ce fil lia nos mains du sort prédestinées :
Ainsi, de mes destins n’étant point artisan.
Je souscris à ses lois, et je suis le torrent.

Mon amitié n’est point semblable au baromètre
Qu’un air rude ou plus doux fait monter ou décraitre[2].
Un vain nom peut flatter ces esprits engagés
Dans la vulgaire erreur des faibles préjugés ;
Mais le mortel sensé, que la raison éclaire.
Au ciel des immortels n’oubliera point Voltaire ;
Dépouillant la grandeur, l’ennui, la royauté
Chérira tes écrits tant que, sa liberté
Excitant de tes chants l’harmonieux ramage.
Ta voix réveillera par un doux gazouillage[3] ;
Et, quittant les Walpols, les Birons, les Fleurys,
Ira, pour respirer, dans ces prés si fleuris.
Où les bords fortunés du fécond Hippocrène
De son feu languissant ranimeront la veine.

C’est bien ainsi que je l’entends, et, quel que puisse être mon sort, vous me verrez partager mon temps entre mon devoir, mon ami, et les arts.

  1. Réponse aux lettres 1249 et 1252.
  2. Décraître, pour décroître, semble être une malheureuse imitation du mot craître employé par Voltaire dans l’Épître à Mlle  de T. Voyez tome X, page 306.
  3. Barbarisme placé ici pour la rime.