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correspondance

Curiace, les deux charmantes scènes du Cid, une grande partie de Cinna, le rôle de Sévère, presque tout celui de Pauline, la moitié du dernier acte de Rodogune, se soutiendraient à côté d’Athalie, quand même ces morceaux seraient faits aujourd’hui. De quel œil devons-nous donc les regarder quand nous songeons au temps où Corneille a écrit ! J’ai toujours dit In domo patris mei mansiones multæ sunt[1]. Molière ne m’a point empêché d’estimer le Glorieux de M. Destouches ; Rhadamiste m’a ému, même après Phèdre. Il appartient à un homme comme vous, monsieur, de donner des préférences, et point d’exclusions.

Vous avez grande raison, je crois, de condamner le sage Despréaux d’avoir comparé Voiture à Horace[2]. La réputation de Voiture a dû tomber, parce qu’il n’est presque jamais naturel, et que le peu d’agréments qu’il a sont d’un genre bien petit et bien frivole. Mais il y a des choses si sublimes dans Corneille, au milieu de ses froids raisonnements, et même des choses si touchantes, qu’il doit être respecté avec ses défauts. Ce sont des tableaux de Léonard de Vinci qu’on aime encore à voir à côté des Paul Véronèse et des Titien. Je sais, monsieur, que le public ne connaît pas encore assez tous les défauts de Corneille ; il y en a que l’illusion confond encore avec le petit nombre de ses rares beautés.

Il n’y a que le temps qui puisse fixer le prix de chaque chose ; le public commence toujours par être ébloui. On a d’abord été ivre des Lettres persanes dont vous me parlez. On a négligé le petit Livre de la Décadence des Romains, du même auteur ; cependant je vois que tous les bons esprits estiment le grand sens qui règne dans ce bon livre, d’abord méprisé, et font assez peu de cas de la frivole imagination des Lettres persanes, dont la hardiesse, en certains endroits, fait le plus grand mérite. Le grand nombre des juges décide, à la longue, d’après les voix du petit nombre éclairé ; vous me paraissez, monsieur, fait pour être à la tête de ce petit nombre. Je suis fâché que le parti des armes, que vous avez pris[3], vous éloigne d’une ville où je serais à portée de m’éclairer de vos lumières ; mais ce même esprit de justesse qui vous fait préférer l’art de Racine à l’intempérance de Corneille, et la sagesse de Locke à la profusion de Bayle,

  1. Évangile de saint Jean, ch. xiv, v. 2.)
  2. Satire ix, v. 27.
  3. Vauvenargues donna, en 1744, sa démission comme capitaine au régiment d’infanterie du roi, et se rendit à Aix, dans sa famille. En 1746 il vint à Paris, où il demeura, rue du Paon, faubourg Saint-Germain, à l’hôtel de Tours.