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1941. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Cirey, janvier.

Le jeune d’Arnaud, qui, par ses mœurs et par son esprit, paraît digne de servir[1] Votre Majesté, me manda, il y a quelque temps, que vous aviez daigné vous souvenir du plus ancien serviteur que vous ayez en France, et de l’admirateur le plus passionné que vous ayez en Europe ; mais je ne suis pas né heureux. Je n’ai point reçu les ordres dont Votre Majesté m’honorait ; j’étais en Lorraine, à la cour du roi Stanislas. Je sais bien que tous les gens de bon sens demanderont pourquoi je suis à la cour de Lunéville, et non pas à celle de Berlin. Sire, c’est que Lunéville est près des eaux de Plombières, et que je vais là souvent pour faire durer encore quelques jours une malheureuse machine dans laquelle il y a une âme qui est toute à Votre Majesté. Je suis revenu de Lunéville à cet ancien Cirey où vous m’avez donné tant de marques de vos bontés où nous avons vu votre ambassadeur Keyserlingk, dont nous déplorons la mort, et qui vous aimait si véritablement ; où nous avons vos portraits en toile et en or, et où nous parlons tous les jours des espérances que vous donniez en ce temps-là, et que vous avez tant passées depuis. Enfin, sire, le courrier qui s’était chargé de votre paquet ne l’a rendu ni à Lunéville ni à Cirey. Je le fais chercher partout, et, en attendant, je vous expose ma douleur. Il n’y a pas d’apparence que le paquet soit perdu ; mais il y a tant de contre-temps que probablement je ne l’aurai de plus de quinze jours. Soit prose, soit vers, je sens bien la perte que j’ai faite.

J’ai appris que Votre Majesté n’abandonnait pas tout à fait la poésie, et qu’en se donnant à l’histoire elle se prêtait encore aux fictions. Vous mettez à vous instruire et à instruire les hommes un temps que d’autres perdent à suivre des chiens qui courent après un renard ou un cerf. Vous avez envoyé à M. de Maupertuis des vers charmants[2]. Je vous assure qu’il n’y a aucun de nos ministres qui pût répondre en vers à Votre Majesté, et que tous les conseils des rois de l’Europe, pétris ensemble, ne pourraient pas seulement vous fournir une ode, à moins que milord Chesterfield ne fût du conseil d’Angleterre encore ne vous donnerait-il que des vers anglais, dont Votre Majesté ne se

  1. Comme correspondant littéraire. Voyez une note de la lettre 1894.
  2. Voltaire en cite deux dans sa lettre 1946.