Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome37.djvu/296

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royaume. J’étais instruit que des gens à qui je n’ai jamais donné le moindre sujet de plainte m’avaient attaqué par des calomnies cruelles. La douleur et la crainte devenaient le seul fruit de quarante ans de travail ; et cela, pourquoi ? pour avoir cultivé un faible talent, sans jamais nuire à personne. Mme  la marquise de Pompadour, M. le comte d’Argenson, et d’autres qui ont blâmé ma retraite, sont dans une trop grande élévation pour en avoir vu les causes. Ils ne savent pas ce que des hommes obscurs, mais dangereux, et infatigables dans leur acharnement à nuire, machinaient contre moi. Je suis sûr que la bonté de votre cœur serait effrayée si j’entrais avec vous dans ces détails. Je veux bien qu’on sache que ces cabales indignes m’ont contraint de chercher ailleurs un honorable asile ; mais, en même temps, je vous avoue que la douceur de ma vie serait changée en amertume si des personnes à qui j’ai obligation et à qui je serai toujours attaché croyaient avoir des reproches à me faire. Croyez, mon cher confrère, qu’il en a bien coûté à mon cœur pour prendre le parti que j’ai pris. Je n’ai point recherché de vains honneurs ; mais à la cour toute militaire où je suis, il y a de certaines distinctions qu’il faut absolument avoir pour n’être pas arrêté à tout moment aux portes par des gardes. Je ne pouvais guère demeurer auprès du roi de Prusse qu’avec ces légères distinctions, qui ne tirent d’ailleurs à aucune conséquence. Je vous jure qu’à mon âge je ne suis attaché ni à une clef d’or, ni à une croix, ni à une pension de vingt mille livres dont j’ai su ne pas avoir besoin, ni à d’autres avantages flatteurs dont je jouis. Je n’ai voulu que le repos ; et, si j’avais pu alors espérer de le goûter en France, je ne l’aurais pas cherché ailleurs. Je vous demande en grâce d’exposer mes sentiments à M. le comte d’Argenson. Je serais au désespoir qu’il blâmât ma conduite. Je lui suis attaché dès ma plus tendre jeunesse, et il est l’homme du royaume dont j’ambitionne le plus les suffrages et les bontés. J’avoue encore que je ne me consolerais pas si Mme  de Pompadour, à qui je dois une éternelle reconnaissance, pouvait me soupçonner de la moindre ombre d’ingratitude. Je vous conjure donc, mon cher confrère, de faire valoir auprès de l’un et de l’autre mes raisons, mes regrets, mon attachement. Comptez que je ne vous oublie pas parmi ceux que je regrette souvant. Vous êtes tous les jours dans la maison de M. le duc et Mme  la duchesse de Luynes[1] ; ayez la bonté de présenter mes respects à toute cette maison, dont la vertu est respectée ici. Le roi de Prusse se sou-

  1. Belle-mère du duc de Chevreuse : voyez tome XXXVI, page 374.