Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome37.djvu/33

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un[1] qui n’est ni l’un ni l’autre, mais dans lequel vous verrez l’aventure de l’aveugle-né plus détaillée dans cette nouvelle édition que dans les précédentes. Je suis entièrement de votre avis sur ce que vous dites des jugements que formeraient, en pareil cas, des hommes ordinaires qui n’auraient que du bon sens, et des philosophes. Je suis fâché que, dans les exemples que vous citez, vous ayez oublié l’aveugle-né qui en recevant le don de la vue, voyait les hommes comme des arbres.

J’ai lu avec un extrême plaisir votre livre, qui dit beaucoup, et qui fait entendre davantage. Il y a longtemps que je vous estime autant que je méprise les barbares stupides qui condamnent ce qu’ils n’entendent point, et les méchants qui se joignent aux imbéciles pour proscrire ce qui les éclaire.

Mais je vous avoue que je ne suis point du tout de l’avis de Saunderson[2], qui nie un Dieu parce qu’il est né aveugle. Je me trompe peut-être, mais j’aurais, à sa place, reconnu un être très-intelligent qui m’aurait donné tant de suppléments de la vue ; et, en apercevant par la pensée des rapports infinis dans toutes les choses, j’aurais soupçonné un ouvrier infiniment habile. Il est fort impertinent de prétendre deviner ce qu’il est, et pourquoi il a fait tout ce qui existe ; mais il me parait bien hardi de nier qu’il est[3]. Je désire passionnément de m’entretenir avec vous, soit que vous pensiez être un de ses ouvrages, soit que vous pensiez être une portion nécessairement organisée d’une matière éternelle et nécessaire. Quelque chose que vous soyez, vous êtes une partie bien estimable de ce grand tout que je ne connais pas. Je voudrais bien, avant mon départ pour Lunéville, obtenir de vous, monsieur, que vous me fissiez l’honneur de faire un repas philosophique chez moi, avec quelques sages. Je n’ai pas l’honneur de l’être, mais j’ai une grande passion pour ceux qui le sont à la manière dont vous l’êtes. Comptez, monsieur, que je sens tout votre mérite, et c’est pour lui rendre encore plus de justice que je désire de vous voir et de vous assurer à quel point j’ai l’honneur d’être, etc.

  1. Les Éléments de la philosophie de Newton (1748).
  2. Aveugle âgé de quatorze ans, en 1728, lorsque Cheselden lui rendit la vue. Voyez tome XXII, page 469 ; et le second alinéa de la lettre de Voltaire à d’Alembert, du 20 décembre 1766.
  3. La conviction constante et profonde de l’existence d’un Dieu est le motif pour lequel Voltaire fut appelé cagot par Diderot. (Cl.)