Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome39.djvu/208

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
198
CORRESPONDANCE.

Essai sur l’Histoire générale dont vous me faites l’honneur de me parler. Noms nous flattons de revoir incessamment les Délices, et de trouver votre maison bien avancée. Vale, et me ama. Tuus semper. V.


3343. — À M.  DE MONCRIF.
À Monrion, 27 mars.

Mon cher confrère, j’ai été enchanté de votre souvenir, et affligé de la bienséance qui empêche le maître[1] du château d’écrire un petit mot ; mais je conçois qu’il aura été excédé de la multitude des lettres inutiles et embarrassantes auxquelles on n’a que des choses vagues à répondre. Il est toujours bon qu’il sache qu’il y a deux espèces de Suisses qui l’aiment de tout leur cœur. Tavernier, qui avait acheté la terre d’Aubonne, à quelques lieues de mon ermitage, interrogé par Louis XIV pourquoi il avait choisi une terre en Suisse, répondit, comme vous savez : Sire, j’ai été bien aise d’avoir quelque chose qui ne fût qu’a moi. Je n’ai pas tant voyagé que Tavernier, mais je finis comme lui.

Vous avez donc soixante-neuf ans, mon cher confrère : qui est-ce qui ne les a pas à peu près ? Voici le temps d’être à soi, et d’achever tranquillement sa carrière. C’est une belle chose que la tranquillité ! Oui, mais l’ennui est de sa connaissance et de sa famille. Pour chasser ce vilain parent, j’ai établi un théâtre à Lausanne, où nous jouons Zaïre, Alzire, l’Enfant prodigue, et même des pièces nouvelles. N’allez pas croire que ce soient des pièces et des acteurs suisses : j’ai fait pleurer, moi bonhomme Lusignan, un parterre très-bien choisi ; et je souhaite que les Clairon et les Gaussin jouent comme Mme Denis. Il n’y a dans Lausanne que des familles françaises, des mœurs françaises, du goût français, beaucoup de noblesse, de très-bonnes maisons dans une très-vilaine ville. Nous n’avons de suisse que la cordialité : c’est l’âge d’or avec les agréments du siècle de fer.

Je suis histrion les hivers à Lausanne, et je réussis dans les rôles de vieillard : je suis jardinier au printemps, à mes Délices, près de Genève, dans un climat plus méridional que le vôtre. Je vois de mon lit le lac, le Rhône, et une autre rivière[2]. Avez-vous, mon cher confrère, un plus bel aspect ? Avez-vous des tulipes au mois de mars ? Avec cela, on barbouille de la philosophie et de

  1. Le comte d’Argenson, exilé à son château des Ormes, où Moncrif était alors.
  2. L’Arve.