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ANNÉE 1758.

trous qu’on voit encore au frontispice pour restituer les lettres d’airain qui sans doute y furent attachées. Cet aimable antiquaire a retrouvé l’alphabet palmyrien perdu ; il découvrira bien le nom du vrai fondateur de cet édifice, que tant d’autres cherchèrent en vain. Louons le bon goût de M.  de Bâville[1] qui, pendant son intendance en Languedoc, le fit réparer à ses frais… M.  Séguier[2], un de ses savants habitants, qui, par amitié pour M.  le marquis de Maffei[3], passa une partie de sa vie dans l’État de Venise, m’a fait voir une rareté qu’il en a rapportée. Ce sont des poissons pétrifiés, communs dans les montagnes de Vérone… De là à Lyon, les chemins du Dauphiné ne sont pas trop bons ; mais j’ai infiniment à me louer de cette belle ville (Lyon), du marquis de Rochebaron qui y commande, de la comtesse de Groslée[4] à qui Mme  d’Argental m’a fait l’honneur de me recommander, et de M.  Bordes, homme de beaucoup d’esprit, qui m’en a fait voir la bonne compagnie, le beau théâtre bâti par M.  Soufflet, la place de Bellecour, la plus spacieuse qui soit en France, et l’hôtel de ville, d’une grande architecture. On y rajuste une salle magnifique pour y tenir les assemblées de l’Académie. Je suis très-flattée de la grâce qu’on m’a faite, ainsi que dans les lycées d’Italie, d’inscrire mon nom dans ce temple des Muses. Les ingénieux membres qui l’habitent m’ont même admise dans une de leurs assemblées particulières ; M.  de Fleurieu[5], leur savant secrétaire, y lut un bon discours sur les dialogues des anciens ; M.  de Bory, gouverneur de Pierre-Encise, de jolies poésies, et M.  Bordes, une très-belle ode sur la guerre… Je fus engagée à dîner avec mes savants confrères ; M.  de Maupertuis, qui attend ici l’instant de retourner en Prusse, paraissait empressé d’être de la partie. Il apprit mon dessein d’aller voir M.  de Voltaire, et fit aussitôt dire qu’il était incommodé.

En dépit de sa haine, dès que le pied de mon compagnon de voyage fut rétabli, nous volâmes à Genève, et arrivâmes à propos. L’objet le plus intéressant de notre course était au moment d’aller pour quelque temps chez l’électeur palatin[6]. Cet Orphée qui attire à lui tout ce qui passe à cent lieues à la ronde eut la bonté de retarder son départ, de nous loger dans sa charmante habitation, de quitter son lit de sybarite, et de m’y mettre, moi qui, par goût, couche à Paris sur un chevet de carmélite, et depuis deux mois par nécessité sur la paille, de cabaret en cabaret. Enfin je ne pouvais dormir aux Délices à force d’en avoir. Je me consolerais de cette insomnie si le génie du maître de la maison, croyant le posséder sous ses

  1. Nicolas de Lamoignon, seigneur de Bâville, frère du président de Lamoignon, célèbré par Boileau (1648-1724). Intendant de Languedoc de 1685 à 1718.
  2. Jean-François Séguier (1703-1784), né à Nîmes, antiquaire et botaniste.
  3. L auteur de la Mérope italienne.
  4. La comtesse de Grolée, tante de d’Argental et de Pont-de-Veyle, sœur du cardinal de Tencin, archevêque de Lyon.
  5. Claret de Fleurieu, père du comte de Fleurieu, ministre de la marine sous Louis XVI.
  6. Charles-Théodore (1724-1799), sur lequel Voltaire s’était constitué 13.000 livres de rentes viagères, et qu’il visita du 20 juillet au 7 août.