Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome40.djvu/66

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que nous avons eu peu de monde à coucher, mais presque toujours quelqu’un qui vient nous voir de la ville. Le temps du plaisir dans ce pays, c’est l’été. Il y a cent maisons de campagne à une portée de fusil pour ainsi dire de la ville, qui sont toutes occupées. Nous jouerons la comédie tout l’été, et c’est presque le seul plaisir que j’aie dans ce pays. Thibouville m’a envoyé sa tragédie[1]. Je ne suis pas étonnée de sa lourde chute ; l’intérêt est absolument manqué. Je n’ai rien lu de si froid en voulant toujours être chaud, surtout les trois premiers actes. Le grand malheur, c’est qu’on ignore le motif qui fait agir et la reine, et le prince, et le ministre ; que l’amour principal ne suit nullement la marche du cœur ; que le sujet est vide, et la pièce trop longue. Notre ami n’est pas fait pour le théâtre : c’est un talent qu’on ne se donne pas.

On nous mande que Spartacus s’est relevé. Mon oncle n’a pas trop d’envie de donner sitôt Aménaïde[2]. Il dit que le temps n’est pas propre au plaisir, et qu’il faut attendre la paix. Je ne vous parlerai pas de la pièce. Venez la voir si vous en êtes curieux. Je vous la jouerai. Le rôle de la femme est beau, mais il demande un art consommé. C’est, de tous les rôles de mon oncle, celui qui m’a causé le plus de travail, et il y a des endroits qui ne souffrent pas la médiocrité d’une actrice. Vous en avez une si parfaite, actuellement, qu’elle portera le rôle aux nues. Mais il ne faut pas se flatter qu’il vaille le rôle d’Idamé. Je n’en connais point de si avantageux, de si facile à bien jouer pour une bonne actrice, et de si beau au théâtre. Je le prouverai cet été, car je compte le jouer.

Mon oncle travaille toujours beaucoup. Il fait cent choses différentes à la fois. Son génie ne tarit pas. Il a paru une certaine lettre dans le Mercure, que j’aurais autant aimé qu’il eût supprimée, mon cher abbé. Je ne peux plus rien empêcher dans ce genre. J’en suis si convaincue que très-souvent j’évite de lire ses manuscrits. L’âge lui a donné une opiniâtreté invincible contre laquelle il est impossible de lutter ; c’est la seule marque de vieillesse que je lui connaisse. Ainsi soyez sûr, lorsque vous verrez des choses qu’il serait à propos qu’il ne fît point, que je gémis sans pouvoir y apporter remède. Si je n’étais point sensible, je serais fort heureuse. Il a de très-bonnes façons pour moi, pourvu que je ne lui fasse pas la plus petite objection sur rien. C’est le parti que j’ai pris, et je m’en trouve bien.

Je suis très-contente de Mme de Bazincourt. C’est précisément ce qu’il me fallait. Elle est douce et a beaucoup de raison ; elle vous fait mille remerciements de vos bontés pour elle.

M. Thibouville me mande qu’il vous a parlé de ses affaires ; il se loue fort du maréchal de Belle-Isle. Tâchez de lui mettre dans la tête de diminuer ses dépenses.

Adieu, monsieur ; écrivez-moi à vos heures perdues ; parlez-moi de votre santé ; je m’y intéresse vivement. Mon oncle vous aime toujours. Comptez sur moi comme sur vous-même, et aimez-moi comme je vous aime.

  1. Thélamire.
  2. Aménaïde, ou plutôt Tancrède, a été représentée en 1760.