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si j’avais l’honneur de vivre avec vous. Il me semble que vous êtes mon ancien ami.


4386. — À M. DIDEROT[1].
Décembre.

Monsieur et mon très-digne maître, j’aurais assurément bien mauvaise grâce de me plaindre de votre silence, puisque vous avez employé votre temps à préparer neuf volumes de l’Encyclopédie. Cela est incroyable. Il n’y a que vous au monde capable d’un si prodigieux effort. Vous aurait-on aidé comme vous méritez qu’on vous aide ? Vous savez qu’on s’est plaint des déclamations, quand on attendait des définitions et des exemples ; mais il y a tant d’articles admirables, les fleurs et les fruits sont répandus avec tant de profusion qu’on passera aisément par-dessus les ronces. L’infâme persécution ne servira qu’à votre gloire ; puisse votre gloire servir à votre fortune, et puisse votre travail immense ne pas nuire à votre santé ! Je vous regarde comme un homme nécessaire au monde, né pour l’éclairer, et pour écraser le fanatisme et l’hypocrisie. Avec cette multitude de connaissances que vous possédez, et qui devrait dessécher le cœur, le vôtre est sensible. Vous avez grande raison sur ce déchirement que les spectateurs devraient éprouver, et qu’ils n’éprouvent pas, au second acte de Tancrède. Mais vous saurez que je venais de traiter et d’épuiser cette situation dans une tragédie[2] qui devait être jouée avant Tancrède, et qu’on n’a reculée que parce qu’il courait cent copies infidèles de Tancrède par la ville. Je n’ai pas voulu me répéter. Cependant j’ai corrigé ; j’ai refondu plus de cent cinquante vers dans Tancrède, depuis qu’on l’a représenté presque malgré moi ; et, parmi ces changements, je n’avais pas oublié le père d’Aménaïde au second acte. Mais où trouver des pères, où trouver des entrailles et des yeux qui sachent pleurer ? Sera-ce dans un métier avili par un cruel préjugé, et parmi des mercenaires qui même sont honteux de leur profession ? Il n’y a qu’une Clairon au monde ; tous les grands talents sont rares ; ils sont presque uniques. Ce qui m’étonne, c’est que Mlle Clairon ne soit pas persécutée. Vous l’avez été bien cruellement : cela est à sa place ; mais l’opprobre restera aux persécuteurs. Le Réquisitoire[3] Joly de Fleury sera un monument de ridicule et de

  1. Réponse à sa lettre du 28 novembre ; voyez-la ci-dessus, n° 4351.
  2. Fanime, qui n’était que Zulime retouchée ; voyez tome IV.
  3. Contre l’Encyclopédie.