Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome41.djvu/576

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Shakespeare, soixante ans auparavant, avait dit la même chose dans les mêmes circonstances ; Brutus, sur le point d’assassiner César, parle ainsi :

« Entre le dessein et l’exécution d’une chose si terrible, tout l’intervalle n’est qu’un rêve affreux. Le génie de Rome et les instruments mortels de sa ruine semblent tenir conseil dans notre âme bouleversée. Cet état funeste de l’âme tient de l’horreur de nos guerres civiles. »

Je mets sous les yeux ces objets de comparaison, et je laisse au lecteur à juger.

J’avais oublié d’insérer, dans mes remarques envoyées à l’Académie, une anecdote qui me paraît curieuse. Le dernier maréchal de La Feuillade, homme qui avait dans l’esprit les saillies les plus lumineuses, étant dans l’orchestre[1] à une représentation de Cinna, ne put souffrir ces vers d’Auguste :


Mais tu ferais pitié, même à ceux que j’irrite,
Si je t’abandonnais à ton peu de mérite.
Ose me démentir, dis-moi ce que tu vaux,
Conte-moi tes vertus, tes glorieux travaux,
Les rares qualités par où tu m’as su plaire, etc.

(Acte V, scène i.)

« Ah ! dit-il, voilà qui me gâte toute la beauté du Soyons amis, Cinna. Comment peut-on dire soyons amis à un homme qu’on accable d’un si profond mépris ? On peut lui pardonner pour se donner la réputation de clémence, mais on ne peut l’appeler ami ; il fallait que Cinna eût du mérite, même aux yeux d’Auguste. »

Cette réflexion me parut aussi juste que fine, et j’en fais juge l’Académie.

Cette considération sur le personnage de Cinna me ramène ici à l’examen de son caractère. Je pense, avec l’Académie, que c’est à Auguste qu’on s’intéresse pendant les deux derniers actes ; mais certainement, dans les premiers, Cinna et Emilie s’emparent de tout l’intérêt ; et dans la belle scène de Cinna et d’Émilie, où Auguste est rendu exécrable, tous les spectateurs deviennent autant de conjurés au récit des proscriptions. Il est donc évident que l’intérêt change dans cette pièce, et c’est probable-

  1. Ce fut étant sur le théâtre, dit Voltaire, tome XXXI, page 362, que La Feuillade apostropha Auguste.