Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome42.djvu/22

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une voix sonore, pleine, harmonieuse ; toutes ses phrases avaient quatre parties, dont la dernière était la plus longue ; il se faisait entendre, du haut de la tribune, jusque dans les derniers rangs des marmitons romains. Ce n’est point là du tout le caractère de mon ami Lekain ; mais où sont les gens qui se rendent justice ? Ce singe[1] de Lanoue ne me déclarait-il pas une haine mortelle, parce que je lui avais dit que Dufresne avait une face plus propre que la sienne à représenter Orosmane ?

Je ne puis donc flatter Lekain dans son goût cicéronien ; je m’en remets à la décision de mes anges : c’est aux premiers gentilshommes de la chambre à donner les rôles ; un pauvre auteur ne doit jamais se mêler de rien que d’être sifflé.

Autre requête à mes anges, concernant le Droit du Seigneur. On dit qu’on a tout mutilé, tout bouleversé. La pièce sera huée, je vous en avertis. J’écris à frère Damilaville[2] ; je le prie de m’envoyer la pièce telle qu’on la doit jouer : ce qu’il y a encore de très-important, c’est qu’il faut jurer toujours qu’on ne connaît point l’auteur. Le public cherche à me deviner, pour se moquer de moi ; je vois cela de cent lieues.

Mes divins anges, ce n’est pas tout. Renvoyez-moi, je vous prie, tous mes chiffons, c’est-à-dire les deux leçons de cette œuvre de six jours, que je mets plus de six fois six autres jours à reprendre en sous-œuvre. Ou je suis un sot, ou cela sera déchirant, et vous en viendrez à votre honneur. Vous pouvez être sûrs que si je reçois le matin votre paquet, un autre partira le soir pour aller se mettre à l’ombre de vos ailes. Ah ! que vous m’avez fait aimer le tripot ! Je relisais tout à l’heure une première scène d’une drame commencé et abandonné. Cette première scène me réchauffe ; je reprendrai ce drame, mais il faut songer sérieusement à Pierre Ier[3] ?

La vie est courte ; il n’y a pas un moment à perdre à l’âge où je suis. La vie des talents est encore plus courte. Travaillons tandis que nous avons encore du feu dans les veines.

Je suis content de l’Espagne[4] : il vaut mieux tard que jamais.

Il y a longtemps que je dis : Gare à vous, Joseph ! Je dis aussi : Gare à vous, Luc !

Aux pieds des anges.

  1. Cette expression regarde Lanoue.
  2. Voyez lettre 4799.
  3. Voyez tome VII, la tragédie de Don Pèdre.
  4. Qui avait ratifié le pacte de famille ; voyez page 4.