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5138. — DE M.  D’ALEMBERT.
À Paris, 12 janvier.

Il est vrai, mon cher et illustre maître, que je n’aime les grands que quand ils le sont comme vous, c’est-à-dire par eux-mêmes, et qu’on peut vraiment se tenir pour honoré de leur amitié et de leur estime ; pour les autres, je les salue de loin, je les respecte comme je dois, et je les estime comme je peux. Je ne dis pas cependant que si j’avais, comme vous, le bonheur d’avoir des terres et le malheur d’avoir affaire à des intendants, je ne fusse très-reconnaissant envers le ministre qui me délivrerait de l’intendant et qui affranchirait mes terres ;


Mais pour moi, Dieu merci, qui n’ai ni feu ni lieu,
Je me loge où je puis, et comme il plaît à Dieu[1],


dit Despréaux. J’ajoute : Et je ne dis ni bien ni mal des gens en place, pourvu que je conserve la mienne, qui est trop petite pour incommoder personne et pour faire envie aux intendants.

S’il est vrai que le duc de Choiseul ait protégé la comédie des Philosophes, et qu’en même temps il rende à la philosophie (peut-être sans le vouloir) le bon service de la délivrer des jésuites, la philosophie pourra dire de lui ce que Corneille disait du cardinal de Richelieu :


Il m’a trop fait de bien pour en dire du mal,
Il m’a trop fait de mal pour en dire du bien.

(Quatrain, Poésies diverses.)

Au surplus, si vous voulez savoir mon tarif, je trouve qu’un philosophe vaut mieux qu’un roi, un roi qu’un ministre, un ministre qu’un intendant, un intendant qu’un conseiller, un conseiller qu’un jésuite, et un jésuite qu’un janséniste ; et qu’un ami comme vous vaut mieux que tout cela pris ensemble.

En vérité, on a eu bien de la bonté à Versailles de juger enfin, à force de discernement, que vous n’aviez pas écrit une lettre insolente et absurde ; il est vrai que dans ce pays-là on dit, à toutes les sottises qui se font : C’est la philosophie, comme Crispin dit : C’est votre léthargie[2]. Savez-vous que c’est à la philosophie que ces messieurs imputent nos disgrâces ? Il est vrai, leur a-t-on répondu, que les Anglais et le roi de Prusse ne sont pas philosophes.

À propos de ce roi de Prusse, le voilà pourtant qui surnage ; et je pense bien comme vous, en qualité de Français et d’être pensant, que c’est un grand bonheur pour la France et pour la philosophie. Ces Autrichiens sont

  1. À quatre mots près ce sont les deux derniers vers de la satire vi de Boileau.
  2. Dans le Légataire universel de Regnard, acte V, scène vii.