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4827. — À M.  DAMILAVILLE.
4 février.

Mon cher frère saura que je lui ai écrit toutes les postes, que j’ai déterré les deux exemplaires de l’Oriental[1] avec les Sentiments du curé[2], dont j’ai fait trois envois à trois postes différentes. Je suis frère fidèle, et frère exact.

M. Picardin, de l’Académie de Dijon, attend toujours avec grande impatience le Droit du Seigneur, tel qu’on l’a châtré et mutilé. Il me le prêtera, et nous le jouerons incontinent à Ferney sur un très-joli théâtre. Et si jamais frère Thieriot, qui n’est pas retenu par le vingtième, et qui n’a rien à faire, vient voir nos petites drôleries, il trouvera peut-être que Mlle  Clairon ne désavouerait pas Mme  Denis pour son élève, et que Mlle  Corneille pourrait passer pour celle de Mme  Dangeville.

M. Picardin vous prie très-instamment, mon cher frère, de continuer vos bontés à cet Écueil du Sage. Il ne serait peut-être pas mal de faire mettre dans l’Avant-Coureur[3] qu’on s’est trompé quand on m’a attribué cet ouvrage, et qu’on n’est point du tout sûr qu’il soit de moi. Cela servirait à dérouter le public, que les grands politiques doivent toujours tromper.

M. Picardin vous supplie de faire deux lots du produit de l’histrionage : l’un sera pour le cher frère Thieriot, le plus grand paresseux de la cité ; l’autre sera en dépôt chez M. Delaleu, notaire, pour être perçu par celui à qui il est promis.

M. Picardin, qui a du goût, a été fort irrité que les histrions aient retranché à la fin Ai-je perdu la gageure[4] ? Ce n’est pas la peine de faire une gageure pour n’en pas parler ; c’est la discrétion qu’il faut que le marquis paye. On s’est mis depuis quelque temps à proscrire le comique de la comédie ; c’est là le sceau de la décadence du génie. Le goût est égaré dans tous les genres, et il n’appartient qu’à un siècle ridicule de ne vouloir pas qu’on rie.

Je lis toujours avec édification le Manuel de l’Inquisition, et je suis très-fâché que Candide n’ait tué qu’un inquisiteur.

  1. Voltaire désigne sans doute ainsi les Recherches sur te despotisme oriental ; voyez ci-dessus, page 25.
  2. Extrait des Sentiments de Jean Meslier ; voyez tome XXIV, page 293.
  3. Voyez la note, tome XL, page 500.
  4. La suppression dont se plaint Voltaire n’est plus qu’un changement dans le texte du Droit du Seigneur en trois actes. Ce texte ne porte pas, il est vrai : « Ai-je perdu la gageure ? » mais « J’ai perdu la gageure. » Voyez tome VI, page 63.