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4873. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, ce 31 mars.

Un malentendu a été cause, mon cher philosophe, que je n’ai reçu que depuis peu de jours l’ouvrage de Jean Meslier, que vous m’aviez adressé il y a près d’un mois ; j’attendais que je l’eusse pour vous écrire. Il me semble qu’on pourrait mettre sur la tombe de ce curé : « Ci-gît un fort honnête prêtre, curé de village, en Champagne, qui, en mourant, a demandé pardon à Dieu d’avoir été chrétien, et qui a prouvé par là que quatre-vingtdix-neuf moutons et un Champenois ne font pas cent bêtes. » Je soupçonne que l’extrait de son ouvrage est d’un Suisse qui entend fort bien le français, quoiqu’il affecte de le parler mal. Cela est net, pressant, et serré, et je bénis l’auteur de l’extrait, quel qu’il puisse être.


C’est du Seigneur la vigne travailler.

(J. -B. Rousseau, épigr. obsc.)

Après tout, mon cher philosophe, encore un peu de temps, et je ne sais si tous ces livres seront nécessaires, et si le genre humain n’aura pas assez d’esprit pour comprendre par lui-même que trois ne font pas un, et que du pain n’est pas Dieu. Les ennemis de la raison font dans ce moment assez sotte figure, et je crois qu’on pourrait dire comme dans la chanson :


Pour détruire tous ces gens-là,
Tu n’avais qu’à les laisser faire[1].


Je ne sais ce que deviendra la religion de Jésus, mais sa Compagnie est dans de mauvais draps. Ce que Pascal, Nicole, et Arnauld, n’ont pu faire, il y a apparence que trois ou quatre fanatiques absurdes et ignorés en viendront à bout : la nation fera ce coup de vigueur au dedans, dans le temps où elle en fait si peu au dehors ; et on mettra dans les abrégés chronologiques futurs, à l’année 1762 : « Cette année, la France a perdu toutes ses colonies, et chassé les jésuites. » Je ne connais que la poudre à canon qui, avec si peu de force apparente, produise d’aussi grands effets.

Il s’en faut beaucoup, j’en conviens, que les fanatiques d’un certain rang tiennent, contre les fanatiques de Loyola et les fanatiques de Saint-Médard, la balance aussi égale[2] qu’un certain philosophe de vos amis ; mais laissons les pandours détruire les troupes régulières. Quand la raison n’aura plus que les pandours à combattre, elle en aura bon marché.

À propos de pandours, savez-vous qu’ils ne laissent pas de faire encore quelques incursions par-ci par-là sur nos terres ? Un curé de Saint-Herbland, de Rouen, nommé Le Roi (ce n’est pas le roi des orateurs), qui prêche à

  1. Ce sont les deux derniers vers d’un sixain sur les Sodomites.
  2. Voltaire venait de publier la Balance égale ; voyez tome XXIV, page 337.