Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome43.djvu/141

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m’a dit que vous pourriez bien être berger d’un grand troupeau[1] : si cela est, adieu les belles-lettres. Je ne combattrai pas l’idée de vous voir une houlette à la main ; au contraire, je féliciterai vos ouailles, et je suis bien sûr que vos pastorales seront d’un autre goût que celles du Puy-en-Velay ; mais j’avoue qu’au fond de mon cœur j’aimerais mieux vous voir la plume que la houlette à la main. J’ai dans la tête qu’il n’y a personne au monde plus fait par la nature, et plus destiné par la fortune, pour jouir d’une vie charmante et honorée, que vous l’êtes ; toutes les houlettes du monde n’y ajouteront rien, ce ne sera qu’un fardeau de plus ; mais faites comme il vous plaira, il faut que chacun suive sa vocation. Je n’en ai aucune pour jouer de la harpe[2] dont vous m’avez parlé ; cet instrument ne me va pas, j’en jouerais trop mal :


Tu nihil invita dices faciesve Minerva.

(Hor., de Art poet., v. 383.)

J’ai été enchanté que vous ayez retrouvé à Versailles votre ancienne amie[3] ; cela lui fait bien de l’honneur dans mon esprit. Je suppose que M. Duclos, notre secrétaire, est toujours très-attaché à Votre Éminence. Il a le petit livre de la Tolérance ; je vous demande en grâce de le lire et de le juger.

Je n’ai plus de place que pour mon profond respect et mon tendre attachement.


Le Vieux de la montagne.

5566. — À M. LE PRINCE DE LIGNE[4].
À Ferney, 18 février.

Monsieur le prince, il n’y a que le bel état où mes yeux sont réduits qui m’ait pu priver du plaisir et de l’honneur de vous répondre. Je suis devenu à peu près aveugle, et je suis dans l’âge où l’on commence à perdre tout, pièce à pièce. Il faut savoir se soumettre aux ordres de la nature ; nous ne sommes pas nés à d’autres conditions. Cela fait un peu de tort à notre théâtre : il n’y a point de rôle pour un vieux malade qui n’y voit goutte, à

  1. Un archevêché. Il ne fut toutefois nommé à celui d’Alby que le 30 mai.
  2. Voyez la lettre de Bernis, du 16 janvier, n° 5526.
  3. Mme de Pompadour.
  4. Charles-Joseph, prince de Ligne, né à Bruxelles en 1735, mort à Vienne le 13 décemhre 1814, que Mme du Deffant appelait le Gilles du chevalier de Boufflers. (B.)