m’a dit que vous pourriez bien être berger d’un grand troupeau[1] : si cela est, adieu les belles-lettres. Je ne combattrai pas l’idée de vous voir une houlette à la main ; au contraire, je féliciterai vos ouailles, et je suis bien sûr que vos pastorales seront d’un autre goût que celles du Puy-en-Velay ; mais j’avoue qu’au fond de mon cœur j’aimerais mieux vous voir la plume que la houlette à la main. J’ai dans la tête qu’il n’y a personne au monde plus fait par la nature, et plus destiné par la fortune, pour jouir d’une vie charmante et honorée, que vous l’êtes ; toutes les houlettes du monde n’y ajouteront rien, ce ne sera qu’un fardeau de plus ; mais faites comme il vous plaira, il faut que chacun suive sa vocation. Je n’en ai aucune pour jouer de la harpe[2] dont vous m’avez parlé ; cet instrument ne me va pas, j’en jouerais trop mal :
Tu nihil invita dices faciesve Minerva.
J’ai été enchanté que vous ayez retrouvé à Versailles votre ancienne amie[3] ; cela lui fait bien de l’honneur dans mon esprit. Je suppose que M. Duclos, notre secrétaire, est toujours très-attaché à Votre Éminence. Il a le petit livre de la Tolérance ; je vous demande en grâce de le lire et de le juger.
Je n’ai plus de place que pour mon profond respect et mon tendre attachement.
Monsieur le prince, il n’y a que le bel état où mes yeux sont réduits qui m’ait pu priver du plaisir et de l’honneur de vous répondre. Je suis devenu à peu près aveugle, et je suis dans l’âge où l’on commence à perdre tout, pièce à pièce. Il faut savoir se soumettre aux ordres de la nature ; nous ne sommes pas nés à d’autres conditions. Cela fait un peu de tort à notre théâtre : il n’y a point de rôle pour un vieux malade qui n’y voit goutte, à
- ↑ Un archevêché. Il ne fut toutefois nommé à celui d’Alby que le 30 mai.
- ↑ Voyez la lettre de Bernis, du 16 janvier, no 5526.
- ↑ Mme de Pompadour.
- ↑ Charles-Joseph, prince de Ligne, né à Bruxelles en 1735, mort à Vienne le 13 décemhre 1814, que Mme du Deffant appelait le Gilles du chevalier de Boufflers. (B.)