Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome43.djvu/488

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der une évocation au conseil ? tentera-t-on d’émouvoir la pitié publique, que l’infortune des Calas a peut-être épuisée, et qui se lassera d’avoir des accusations de parricide à réfuter, des condamnés à réhabiliter, et des juges à confondre ?

Ces deux événements tragiques, arrivés coup sur coup, ne sont-ils pas, mon ami, des preuves de cette fatalité inévitable à laquelle notre misérable espèce est soumise ? Vérité terrible, tant enseignée dans Homère et dans Sophocle ; mais vérité utile, puisqu’elle nous apprend à nous résigner et à savoir souffrir.

Vous dirai-je que, tandis que le désastre étonnant des Calas et des Sirven affligeait ma sensibilité, un homme, dont vous devinerez l’état[1] à ses discours, me reprocha l’intérêt que je prenais à deux familles qui m’étaient étrangères ? « De quoi vous mêlez-vous ? me dit-il ; laissez les morts ensevelir leurs morts. » Je lui répondis : « J’ai trouvé dans mes déserts l’Israélite baigné dans son sang, souffrez que je répande un peu d’huile et de vin[2] sur ses blessures : vous êtes lévite, laissez-moi être Samaritain. »

Il est vrai que pour prix de mes peines on m’a bien traité en Samaritain ; on a fait un libelle diffamatoire sous le nom d’Instruction pastorale et de Mandement ; mais il faut l’oublier, c’est un jésuite qui l’a composé. Le malheureux ne savait pas alors que je donnais un asile à un jésuite. Pouvais-je mieux prouver que nous devons regarder nos ennemis comme nos frères[3] ?

Vos passions sont l’amour de la vérité, l’humanité, la haine de

  1. C’était sans doute un prêtre. (B.)
  2. Luc, x, 34.
  3. Dans les Lettres de M. de Voltaire à ses amis du Parnasse, cette lettre contient de plus un passage que voici :

    « Ce fou triste, ci-devant petit citoyen ignoré à Genève, clabaude éternellement contre moi, et dans ses fréquentes convulsions il s’écrie que je le persécute, que je le poursuis partout ; que je parviendrai à la fin à le faire pendre, tant j’ai ameuté les ministres de l’Évangile et les magistrats de son pays contre sa personne et ses écrits : il écrit toutes ces belles choses à une grande dame de Paris, qui aime son éloquence bien plus que celle de Cicéron et de Bossuet, et qui aime son Jean-Jacques comme un toutou. Cette bonne dame fait croire ces enfantillages à d’autres bonnes dames, qui le disent aux très-bonnes dames de la cour ; et insensiblement toutes ces agréables commères me haïssent cordialement sur sa parole et par oisiveté. Moi, grand Dieu ! qui n’ai pas prononcé le nom de Jean-Jacques quatre fois en ma vie ; moi, qui ne lis jamais aucune de ses affligeantes rêveries, parce que je tiens que pour vivre longtemps il faut toujours rire ; moi, qui ai ignoré dix ans que cet Hercule allobroge existât ; moi, qui le croyais depuis quelque temps détenu dans quelque loge d’hôpital, ou tapi dans un tronc d’arbre dans les sublimes forêts de la Suisse philosophe. »

    Ce passage a été désavoué par Voltaire, qui, dans son Appel au public, produisit un certificat de Damilaville ; voyez tome XXV, page 580.